Si le Centre avait vocation à être un laboratoire de la vie future dans l’espace, c’est qu’on y passait son temps à fabriquer des holomaquettes et des répliques virtuelles de modules orbitaux, bien sûr, mais aussi des drogues neurofractales de pointe et des hallucinogènes traditionnels, ganja, champignons, cactus, ergot de seigle, qui poussaient en grappes luxuriantes dans les serres, les penthouses et les jardins d’hiver.
Ça tenait du centre de recherches, du bazar cyberpunk et de la tribu indienne. Rien de ce qui se faisait à la Résidence Utopia n’était illicite, depuis que “ les molécules neurotropiques et les hallucinogènes naturels représentaient sans contestation possible des outils d’une importance majeure dans le déveIoppement des technologies futures ”, une directive récemment pondue par un pool de commissions scientifiques de l’ONU. L’assemblée plénière avait avalisé la décision, ruinant en une journée les narcocartels et les diverses brigades des stupéfiants un peu partout à travers le monde. Néanmoins, l’expérience des années sombres de la Grande Prohibition, solidement implantée dans la mémoire de la plupart des résidents, les avaient rendus d’un naturel assez méfiant envers toute force de police.
Certaines molécules ou biotechnologies classées “ stratégiques ” étaient toujours interdites, ou sévèrement contingentées par l’agrément d’agences spécialisées. En deux mots, z’aimaient moyennement les flics, au Centre, et leur système d’information était réputé un des mieux défendus de la conurb. Mais, sous l’influence de Youri, la tribu m’avait accepté, une sorte d’exception à la règle. Youri m’avait conseillé dejouer franc-jeu avec tout le monde et de ne pas cacher la nature de mes activités, sauf tout ce qui concernait le secret professionnel. J’avais accepté, à la condition qu’en retour personne ne me demande de faveurs ou de tuyaux, ou quoi que ce soit dans le genre.
J’ai arrêté ma Nissan-Skoda électrique près du portail d’entrée, et j’ai ouvert ma glace à la hauteur du module de sécurité.
L’immeuble en forme de paquebot-pyramide aztèque se dressait sur le plateau de Villejuif, à l’est de l’ancienne nationale 7, une route qui avait tellement souffert des bombardements vingt-cinq ans auparavant que ceux qui avaient racheté le pays n’avaient pas jugé rentable de la remettre en état, ce qui faisait que pour parvenir à la Résidence fallait traverser toute l’ancienne zone pavillonnaire, encore en friche à cette époque, dans un dédale de ruelles tissé autour d’une vieille départementale défoncée. On dominait toute la vallée de la Seine à cet endroit, jusqu’à la Marne, là-bas, au sud-est, avec l’ancienne zone industrielle de Vitry droit devant, là où s’élevaient les deux cheminées géantes de la centrale EDF désaffectée depuis des années. La ceinture sud de la conurb s’étendait jusque au-de là de l’horizon, comme un circuit imprimé géant et lumineux. Le halo doré de Paris-Ville-Lumière lançait des faisceaux de projecteurs géants au xénon vers les étoiles, dans une tentative ridicule d’éblouir des soleils comme Véga, Sirius ou un autre des astres du ciel.
Au loin, à l’est, sur Marne-la-Vallée, le dôme géant d’EuroDisney, les tours du nouveau complexe financier et le siège de la présidence générale formaient une séquence de bulbes luminescents, pharaoniques.
J’ai envoyé ma carte à neuropuce dans le lecteur et j’ai tapé ma véritable identité sur le clavier du Digicode.
HUGHES GILBERT BORIS DANTZIK
Sur l’écran vidéo, une chimère à tête de sphinx m’observait calmement, dans un rayonnement bleuté. Elle m’a fait un clin d’oeil quand elle a ordonné au portail de s’ouvrir, en portier expérimenté.
J’ai laissé la caisse derrière le bâtiment, sur un terre-plein obscur où poussait une végétation sauvage et indifférenciée.
L’immeuble était organisé autour d’un vaste hall de réunion collectif situé au rez-de-chaussée, et d’où se ramifiaient couloirs, escaliers et ascenseurs, vers les étages ou les autres parties du bâtiment: l’Agora avec son bar, son billard, et de vieux jeux d’arcades du XXe siècle, des autoroutes vidéo qui n’en finissaient pas de défiler.
Quand j’y suis entré, après que l’IA locale m’eut de nouveau scanné sous toutes les coutures, John Walker, Serge Deltz, Daniel-Djafaar (surnommé D. Dj.), Marcus, Youri et Goldie buvaient un coup autour d’une table de projection holo-fractale, où tournoyaient plusieurs modules assemblés en étoile. Il était déjà tard, la famille Herzégovic était allée se coucher. Pat Panik et MC Lunar étaient sûrement en train d’enregistrer, enfermés dans leur home-studio, un local isolé phoniquement à l’autre bout du bâtiment.
Marcus fumait un spliff de sa sinsemilla. L’antique platine laser jouait un truc de rock du XXe siècle. J’ai vaguement reconnu l’énergie bruitiste et le beat nerveux d’un groupe punk des années 75-80, sûrement un disque de Goldie ou de Pat, elles adoraient ces trucs-là toutes les deux, mais j’ai pas pu mettre un nom dessus.
Youri s’est détaché du groupe et est venu à ma rencontre.
Il m’a tendu un verre rempli d’un smart de sa confection, je reconnais sa patte à chaque fois. J’ai observé son visage rond, son crâne chauve qui luisait sous la lumière vacillante d’un vieux tube à néon, ses yeux bleus, vifs, perçants, et grands ouverts sur la réalité. Un condensé d’intelligence.
J’ai avalé une bonne moitié du smart.
Les yeux bleus de Youri me fixaient sans ciller. Son visage ne livrait qu’un casque froid.
– On va descendre à la bibliothèque. Tranquilles. L’air de rien. Faut juste que tu m’empruntes un livre.
Il m’a pris doucement par le bras en passant devant moi, me dirigeant vers l’escalier qui conduisait au sous-sol.
L’intensité de son regard était invariable.
J’ai achevé le smart d’un coup sec.
Selon la conception des architectes de l’immeuble, un rez-de-chaussée devait être légèrement surélevé, et l’entresol qui menait à la cave, de fait, à demi enterré. Il s’ouvrait au premier virage de l’escalier, comme un palier, sur un corridor profond de cinq ou six mètres, et qui courait sur la largeur du bâtiment. Ça se fermait au bout par une vieille porte brinquebalante qui donnait sur des chiottes antédiluviennes que plus personne n’utilisait. Tous les murs du corridor étaient recouverts de rayonnages, bourrés de bouquins. Il n’y avait pas le moindre centimètre carré de disponible, sauf à l’endroit où une baie vitrée, formée de cubes de verres dépolis, mode soviétique, diffusait une pâle lueur en provenance de l’extérieur.
Cette partie de la bibliothèque rassemblait les livres de seconde catégorie, les doublons, et tous ceux qui pourraient éventuellement être sacrifiés en cas de problèmes de place dans la station…
L’escalier reprenait sa course vers la cave, et là on arrivait au saint des saints. La bibliothèque du Centre Utopia. S’étendant sur toute la surface des sous-sols, soit pratiquement la superficie de l’embasement de l’immeuble.
La bibliothèque du Centre contenait environ vingt-huit mille livres. Plus les cinq mille du rebut de l’entresol. Auxquels on devait ajouter environ douze mille exemplaires de revues diverses et variées, un condensé de toute la pop culture du XXe siècle.
Y avait de tout là-dedans, dont un truc très important pour moi, une série de bouquins que m’avait montré Youri, un jour.
Vingt-huit mille, disait Youri, c’est exactement la vitesse de satellisation en kilomètres/heure. C’est ce qu’on emportera. Plus les pulps et les comix.
J’ai jamais ressenti cette sensation ailleurs que dans la bibliothèque du Centre. Quand j’avais été à la fac, la plupart des ouvrages qu’on s’envoyait traitait d’informatique, de biochimie et de neurosciences, et c’était généralement sous la forme de CD-roms. De nos jours, les vrais livres, dans la conurb, ça fait un paquet de temps qu’on en voit plus. Et les mecs comme nous, ils traînent rarement dans les bibliothèques-musées de Paris-Ville-Lumière.