J’ai trop souci de la vérité pour taire le fâcheux accueil que je dus essuyer à mon retour au foyer. Ma femme est un jardin de vertus; et même dans les moments difficiles qu’il nous est arrivé parfois de traverser, je n’ai pu douter un instant de la qualité de son cœur; mais sa charité naturelle n’aime pas à être surprise. C’est une personne d’ordre qui tient à ne pas aller au-delà, non plus qu’à rester en deçà du devoir. Sa charité même est réglée comme si l’amour était un trésor épuisable. C’est là notre seul point de conteste…
Sa première pensée, lorsqu’elle m’a vu revenir ce soir-là avec la petite, lui échappa dans ce cri:
– De quoi encore est-ce que tu as été te charger?
Comme chaque fois qu’il doit y avoir une explication entre nous, j’ai commencé par faire sortir les enfants qui se tenaient là, bouche bée, pleins d’interrogation et de surprise. Ah! combien cet accueil était loin de celui que j’eusse pu souhaiter. Seule ma chère petite Charlotte a commencé de danser et de battre les mains quand elle a compris que quelque chose de nouveau, quelque chose de vivant allait sortir de la voiture. Mais les autres, qui sont déjà stylés par la mère, ont vite fait de la refroidir et de lui faire prendre le pas.
Il y eut un moment de grande confusion. Et comme ni ma femme ni les enfants ne savaient encore qu’ils eussent affaire à une aveugle, ils ne s’expliquaient pas l’attention extrême que je prenais pour guider ses pas. Je fusmoi-même tout décontenancé par les bizarres gémissements que commença de pousser la pauvre infirme sitôt que ma main abandonna la sienne, que j’avais tenue durant tout le trajet. Ses cris n’avaient rien d’humain; on eût dit les jappements plaintifs d’un petit chien. Arrachée pour la première foisau cercle étroit de sensations coutumières qui formaient tout son univers, ses genoux fléchissaient sous elle; mais lorsque j’avançai vers elle une chaise, elle se laissa crouler à terre, comme quelqu’un qui ne saurait pas s’asseoir; alors je la menai jusqu’auprès du foyer, et elle reprit un peu de calme lorsqu’elle put s’accroupir, dans la position où je l’avais vue d’abord auprès du foyer de la vieille, accotée au manteau de la cheminée. En voiture déjà elle s’était laissé glisser au bas du siège et avait fait tout le trajet blottie à mes pieds. Ma femme cependant m’aidait, dont le mouvement le plus naturel est toujours le meilleur; mais sa raison sans cesse lutte et souvent l’emporte contre son cœur.
– Qu’est-ce que tu as l’intention de faire de ça? reprit-elle après que la petite fut installée.
Mon âme frissonna en entendant l’emploi de ce neutre et j’eus peine à maîtriser un mouvement d’indignation. Cependant, encore tout imbu de ma longue et paisible méditation je me contins, et tourné vers eux tous qui de nouveau faisaient cercle, une main posée sur le front de l’aveugle:
– Je ramène la brebis perdue, dis-je avec le plus de solennité que je pus.
Mais Amélie n’admet pas qu’il puisse y avoir quoi que ce soit de déraisonnable ou de surraisonnable dans l’enseignement de l’Évangile. Je vis qu’elle allait protester, et c’est alors que je fis un signe à Jacques et à Sarah qui, habitués à nos petits différends conjugaux, et du reste peu curieux de leur nature (souvent même insuffisamment à mon gré), emmenèrent les deux petits. Puis, comme ma femme restait encore interdite et un peu exaspérée, me semblait-il, par la présence de l’intruse:
– Tu peux parler devant elle, ajoutai-je; la pauvre enfant ne comprend pas.
Alors Amélie commença de protester que certainement elle n’avait rien à me dire, – ce qui est le prélude habituel des plus longues explications, – et qu’elle n’avait qu’à se soumettre comme toujours à ce que je pouvais inventer de moins pratique et de plus contraire à l’usage et au bon sens. J’ai déjà écrit que je n’étais nullement fixé sur ce que je comptais faire de cette enfant. Je n’avais pas encore entrevu, ou que très vaguement, la possibilité de l’installer à notre foyer et je puis presque dire que c’est Amélie qui d’abord m’en suggéra l’idée lorsqu’elle me demanda si je pensais que nous n’étions pas «déjà assez dans la maison». Puis elle déclara que j’allais toujours de l’avant sans jamais m’inquiéter de la résistance de ceux qui suivent, que pour sa part elle estimait que cinq enfants suffisaient, que depuis la naissance de Claude (qui précisément à ce moment, et comme en entendant son nom, se mit à hurler dans son berceau) elle en avait «son compte» et qu’elle se sentait à bout.
Aux premières phrases de sa sortie, quelques paroles du Christ me remontèrent du cœur aux lèvres, que je retins pourtant, car il me paraît toujours malséant d’abriter ma conduite derrière l’autorité du livre saint. Mais dès qu’elle argua de sa fatigue je demeurai penaud, car je reconnais qu’il m’est arrivé plus d’une fois de laisser peser sur ma femme les conséquences d’élans inconsidérés de mon zèle. Cependant ces récriminations m’avaient instruit sur mon devoir; je suppliai donc très doucement Amélie d’examiner si à ma place elle n’eût pas agi de même et s’il lui eût été possible de laisser dans la détresse un être qui manifestement n’avait plus sur qui s’appuyer; j’ajoutai que je ne m’illusionnais point sur la somme de fatigues nouvelles que le soin de cette hôtesse infirme ajouterait aux soucis du ménage, et que mon regret était de ne l’y pouvoir plus souvent seconder. Enfin je l’apaisai de mon mieux, la suppliant aussi de ne point faire retomber sur l’innocente un ressentiment que celle-ci n’avait en rien mérité. Puis je lui fis observer que Sarah désormais était en âge de l’aider davantage, Jacques de se passer de ses soins. Bref, Dieu mit en ma bouche les paroles qu’il fallait pour l’aider à accepter ce que je m’assure qu’elle eût assumé volontiers si l’événement lui eût laissé le temps de réfléchir et si je n’eusse point ainsi disposé de sa volonté par surprise.
Je croyais la partie à peu près gagnée, et déjà ma chère Amélie s’approchait bienveillamment de Gertrude; mais soudain son irritation rebondit de plus belle lorsque, ayant pris la lampe pour examiner un peu l’enfant, elle s’avisa de son état de saleté indicible.
– Mais c’est une infection, s’écria-t-elle. Brosse-toi; brosse-toi vite. Non, pas ici. Va te secouer dehors. Ah! mon Dieu! les enfants vont en être couverts. Il n’y a rien au monde que je redoute autant que la vermine.
Indéniablement la pauvre petite en était peuplée: et je ne pus me défendre d’un mouvement de dégoût en songeant que je l’avais si longuement pressée contre moi dans la voiture.
Quand je rentrai deux minutes plus tard, après m’être nettoyé de mon mieux, je trouvai ma femme effondrée dans un fauteuil, la tête dans les mains, en proie à une crise de sanglots.
– Je ne pensais pas soumettre ta constance à une pareille épreuve, lui dis-je tendrement. Quoi qu’il en soit, ce soir il est tard, et l’on n’y voit pas suffisamment. Je veillerai pour entretenir le feu auprès duquel dormira la petite. Demain nous lui couperons les cheveux et la laverons comme il faut. Tu ne commenceras à t’occuper d’elle que quand tu pourras la regarder sans horreur. Et je la priai de ne point parler de cela aux enfants.
Il était l’heure de souper. Ma protégée, vers laquelle notre vieille Rosalie, tout en nous servant, jetait force regards hostiles, dévora goulûment l’assiette de soupe que je lui tendis. Le repas fut silencieux. J’aurais voulu raconter mon aventure, parler aux enfants, les émouvoir en leur faisant comprendre et sentir l’étrangeté d’un dénuement si complet, exciter leur pitié, leur sympathie pour celle que Dieu nous invitait à recueillir; mais je craignis de raviver l’irritation d’Amélie. Il semblait que l’ordre eût été donné de passer outre et d’oublier l’événement encore qu’aucun de nous ne pût assurément penser à rien d’autre.