GASTON LEROUX.
Le surlendemain, Joseph Joséphin retrouvait sur le port M. Gaston Leroux qui venait à lui le journal à la main. Le gamin lut l’article et le journaliste lui donna une belle pièce de cent sous. Rouletabille ne fit aucune difficulté pour l’accepter. Il trouva même ce don fort naturel. «Je prends votre pièce, dit-il à Gaston Leroux, à titre de collaborateur.» Avec ces cent sous, il s’acheta une magnifique boîte à cirer avec tous ses accessoires, et il alla s’installer en face de Brégaillon. Pendant deux ans, il s’empara des pieds de tous ceux qui venaient manger en cet endroit la traditionnelle bouillabaisse. Entre deux cirages, il s’asseyait sur sa boîte et lisait. Avec le sentiment de la propriété qu’il avait trouvé au fond de sa boîte, l’ambition lui était venue. Il avait reçu une trop bonne éducation et une trop bonne instruction primaire pour ne point comprendre que, s’il n’achevait pas lui-même ce que d’autres avaient si bien commencé, il se privait de la meilleure chance qui lui restait de se faire une situation dans le monde.
Les clients finirent par s’intéresser à ce petit décrotteur qui avait toujours sur sa boîte quelques bouquins d’histoire ou de mathématique et un armateur le prit si bien en amitié qu’il lui donna une place de groom dans ses bureaux.
Bientôt Rouletabille fut promu à la dignité de rond de cuir et put faire quelques économies. À seize ans, ayant un peu d’argent en poche, il prenait le train pour Paris. Qu’allait-il y faire? Y chercher la Dame en noir. Pas un jour il n’avait cessé de penser à la mystérieuse visiteuse du parloir et, bien qu’elle ne lui eût jamais dit qu’elle habitât la capitale, il était persuadé qu’aucune autre ville du monde n’était digne de posséder une dame qui avait un aussi joli parfum. Et puis, les petits collégiens eux-mêmes qui avaient pu apercevoir sa silhouette élégante quand elle se glissait dans le parloir, ne disaient-ils point: «Tiens! La Parisienne est venue aujourd’hui!» Il eût été difficile de préciser l’idée de derrière la tête de Rouletabille, et peut-être bien l’ignorait-il lui-même. Son désir était-il simplement de «voir» la Dame en noir, de la regarder passer de loin comme un dévot regarde passer une sainte image? Oserait-il l’aborder? L’affreuse histoire de vol dont l’importance n’avait fait que grandir dans l’imagination de Rouletabille n’était-elle point toujours entre eux comme une barrière qu’il n’avait pas le droit de franchir? Peut-être bien… peut-être bien, mais enfin il voulait la voir, de cela seulement il était tout à fait sûr.
Sitôt débarqué dans la capitale, il alla trouver M. Gaston Leroux et s’en fit reconnaître, et puis il lui déclara que, ne se sentant aucun goût bien précis pour un métier quelconque, ce qui était tout à fait fâcheux pour une créature ardente au travail comme la sienne, il avait résolu de se faire journaliste et il lui demanda, tout de go, une place de reporter. Gaston Leroux tenta de le détourner d’un aussi funeste projet, mais en vain. C’est alors que, de guerre lasse, il lui dit:
«Mon petit ami, puisque vous n’avez rien à faire, tâchez donc de trouver «le pied gauche de la rue Oberkampf».
Et il le quitta sur ces mots bizarres qui donnèrent à réfléchir au pauvre Rouletabille que ce galapias de journaliste se moquait de lui. Cependant, ayant acheté les feuilles, il lut que le journal l’Époque offrait une honnête récompense à qui lui rapporterait le débris humain qui manquait à la femme coupée en morceaux de la rue Oberkampf. Le reste, nous le connaissons.
Dans Le Mystère de la Chambre Jaune, j’ai raconté comment Rouletabille se manifesta à cette occasion et de quelle façon aussi lui fut révélée du même coup, à lui-même, sa singulière profession qui devait être toute sa vie de commencer à raisonner quand les autres avaient fini.
J’ai dit par quel hasard il fut conduit un soir à l’Élysée où il sentit passer le parfum de la Dame en noir. Il s’aperçut alors qu’il suivait Mlle Stangerson. Qu’ajouterais-je de plus? Des considérations sur les émotions qui ont assailli Rouletabille à propos de ce parfum lors des événements du Glandier et surtout depuis son voyage en Amérique! On les devine. Toutes ses hésitations, toutes ses «sautes» d’humeur, qui donc maintenant ne les comprendrait pas? Les renseignements rapportés par lui de Cincinnati sur l’enfant de celle qui avait été la femme de Jean Roussel avaient dû être suffisamment explicites pour lui donner à penser qu’il pouvait bien être cet enfant-là, pas assez cependant pour qu’il pût en être sûr! Cependant son instinct le portait si victorieusement vers la fille du professeur qu’il avait toutes les peines du monde parfois à ne point se jeter à son cou, à se retenir de la presser dans ses bras et de lui crier: «Tu es ma mère! Tu es ma mère!» Et il se sauvait, comme il s’était sauvé de la sacristie pour ne point laisser échapper en une seconde d’attendrissement ce secret qui le brûlait depuis des années!… Et puis, en vérité, il avait peur!… Si elle allait le rejeter!… le repousser!… l’éloigner avec horreur!… lui, le petit voleur du collège d’Eu! Lui… le fils de Roussel-Ballmeyer!… lui l’héritier des crimes de Larsan!… S’il allait ne plus la revoir, ne plus vivre à ses côtés, ne plus la respirer, elle et son cher parfum, le parfum de la Dame en noir!… Ah! comme il lui avait fallu combattre, à cause de cette vision effroyable, le premier mouvement qui le poussait à lui demander chaque fois qu’il la voyait: «Est-ce toi? Est-ce toi la Dame en noir?» Quant à elle, elle l’avait aimé tout de suite, mais à cause de sa conduite au Glandier sans doute… Si c’était vraiment elle, elle devait le croire mort, lui!… Et si ce n’était pas elle,… si par une fatalité qui mettait en déroute et son pur instinct et son raisonnement… si ce n’était pas elle… Est-ce qu’il pouvait risquer, par son imprudence, de lui apprendre qu’il s’était enfui du collège d’Eu, pour vol?… Non! Non! pas ça!… Elle lui avait demandé souvent:
«Où avez-vous été élevé, mon jeune ami? Où avez-vous fait vos premières études?»
Et il avait répondu:
«À Bordeaux!»
Il aurait voulu pouvoir répondre:
«À Pékin!»
Cependant ce supplice ne pouvait durer. Si c’était «elle», eh bien, il saurait lui dire des choses qui feraient fondre son cœur.
Tout valait mieux que de n’être point serré dans ses bras. Ainsi, parfois se raisonnait-il. Mais il lui fallait être sûr!… sûr au-delà de la raison, sûr de se trouver en face de la Dame en noir comme le chien est sûr de respirer son maître… Cette mauvaise figure de rhétorique qui se présentait tout naturellement à son esprit devait le conduire à l’idée de «remonter la piste». Elle nous mena, dans les conditions que l’on sait, au Tréport et à Eu. Cependant, j’oserai dire que cette expédition n’aurait peut-être point donné de résultats décisifs aux yeux d’un tiers qui, comme moi, n’était pas influencé par l’odeur, si la lettre de Mathilde, que j’avais remise à Rouletabille dans le train, n’était tout à coup venue lui apporter cette assurance que nous allions chercher. Cette lettre, je ne l’ai point lue. C’est un document si sacré aux yeux de mon ami que d’autres yeux ne le verront jamais, mais je sais que les doux reproches qu’elle lui faisait à l’ordinaire de sa sauvagerie et de son manque de confiance avaient pris sur ce papier un tel accent de douleur que Rouletabille n’aurait pas pu s’y tromper, même si la fille du professeur Stangerson avait oublié de lui confier, dans une phrase finale où sanglotait tout son désespoir de mère, que «l’intérêt qu’elle lui portait venait moins des services rendus que du souvenir qu’elle avait gardé d’un petit garçon, le fils de l’une de ses amies, qu’elle avait beaucoup aimée, et qui s’était suicidé, «comme un petit homme», à l’âge de neuf ans. Rouletabille lui ressemblait beaucoup!»