Je viens de décrire ici toute la partie avancée du château d’Hercule. On ne pouvait pénétrer dans la seconde enceinte que par la poterne H que Mrs. Arthur Rance appelait la tour du jardinier et qui n’était, en somme, qu’un épais pavillon défendu autrefois par la tour B’’ et par une autre tour, située en C, et qui avait entièrement disparu au moment de la construction du Château Neuf C C’. Un fossé et un mur partaient alors de B’’ pour aboutir en I à la Tour de Charles le Téméraire, avançant, en C, en forme d’éperon au milieu de la baille et barrant entièrement toute la première cour qu’ils fermaient. Le fossé existait toujours, large et profond, mais le mur avait été supprimé sur toute la longueur du Château neuf et remplacé par le mur du château lui-même. Une porte centrale en D, maintenant condamnée, s’ouvrait sur un pont qui avait été jeté sur le fossé et qui permettait autrefois les communications directes avec la baille. Or, ce pont volant avait été démoli ou s’était effondré, et, comme les fenêtres du château, très élevées au-dessus du fossé, étaient encore garnies de leurs épais barreaux de fer, on pouvait prétendre en toute vérité que la seconde cour était restée aussi impénétrable que lorsqu’elle était entièrement défendue par son mur d’enceinte, au moment où le Château Neuf n’existait pas.

Le sol de cette seconde cour, de la Cour de Charles le Téméraire, comme les anciens guides du pays l’appelaient encore, était un peu plus élevé que le niveau de la première. Le roc formait là une assise plus haute, naturel piédestal de cette colonne colossale, prodigieuse et noire, de ce Vieux Château, tout carré, tout droit, d’un seul bloc, allongeant son ombre formidable sur le flot clair. On ne pénétrait dans le Vieux Château F que par une petite porte K. Les anciens du pays ne l’appelaient jamais autrement que la Tour Carrée, pour la distinguer de la Tour Ronde, dite de Charles le Téméraire. Un parapet semblable à celui qui fermait la première cour, reliait entre elles les tours B’’, F et L, fermant également la seconde.

Nous avons dit que la Tour Ronde avait été autrefois rasée à mi-hauteur, remaniée et refaite par un Mortola, sur les plans de Charles le Téméraire lui-même, à qui il avait rendu quelques services dans la guerre helvétique. Cette tour avait quinze toises de diamètre extérieurement et se composait d’une batterie basse dont le sol était placé à une toise en contrebas du niveau supérieur du plateau. On descendait dans cette batterie basse par une pente, aboutissant à une salle octogone dont les voûtes portaient sur quatre gros piliers cylindriques. Sur cette chambre s’ouvraient trois énormes embrasures pour trois gros canons. C’est de cette salle octogone que Mrs. Edith eût voulu faire une vaste salle à manger, car, si elle était admirablement fraîche à cause de l’épaisseur des murs, qui était formidable, la lumière du rocher et l’éblouissante clarté de la mer pouvaient y pénétrer à volonté par ces embrasures-meurtrières qui avaient été agrandies en carré et formaient maintenant des fenêtres garnies, elles aussi, de puissants barreaux de fer. Cette tour L, dont l’oncle de Mrs. Edith s’était emparé pour y travailler et y caser ses nouvelles collections, avait un terre-plein merveilleux où la châtelaine avait fait transporter de la terre arable, des plantes et des fleurs, et où elle avait ainsi créé le plus étonnant jardin suspendu qui se pût rêver. Une cabane, tout habillée de feuilles sèches de palmiers, formait là un heureux abri. J’ai marqué, sur le plan, d’une teinte grise, tous les bâtiments ou parties de bâtiments qui avaient été, par les soins de Mrs. Edith, disposés, agencés et restaurés pour l’habitation immédiate.

Du château du XVIIe siècle, dit Château Neuf, on n’avait réparé en C’, au premier étage, que deux chambres et un petit salon, pour les hôtes de passage. C’est là que Rouletabille et moi devions coucher; quant à M. et Mme Robert Darzac, ils habitaient dans la Tour Carrée dont nous aurons à parler d’une façon plus particulière.

Deux pièces, au rez-de-chaussée de cette Tour Carrée, restaient réservées au vieux Bob qui couchait là. M. Stangerson habitait au premier étage de la Louve, au-dessous du ménage Rance.

Mrs. Edith voulut nous montrer elle-même nos chambres. Elle nous fit traverser des salles aux plafonds effondrés, aux parquets défoncés, aux murs moisis; mais, de-ci de-là, quelques lambris, un trumeau, une peinture écaillée, une tapisserie en loques, attestaient l’ancienne splendeur du Château Neuf né de la fantaisie d’un Mortola du grand siècle. En revanche, nos petites chambres ne rappelaient en rien ce passé magnifique. Elles en avaient été nettoyées avec un soin qui me toucha. Propres et hygiéniques, sans tapis, badigeonnées, laquées de clair, meublées sommairement à la moderne, elles nous plurent beaucoup. J’ai dit que nos deux chambres étaient séparées par un petit salon.

Comme je faisais le nœud de ma cravate, j’appelai Rouletabille, lui demandant s’il était prêt. Je n’obtins aucune réponse. J’allai dans sa chambre, et je constatai avec surprise qu’il en était déjà parti. Je me mis à sa fenêtre, qui donnait, comme les miennes, sur la Cour de Charles le Téméraire. Cette cour était vide, habitée seulement par son grand eucalyptus, dont, à cette heure, l’odeur forte montait jusqu’à moi. Au-dessus du parapet du boulevard, j’apercevais l’immense étendue des eaux silencieuses. La mer était devenue d’un bleu un peu sombre à la tombée du soir, et les ombres de la nuit étaient visibles à l’horizon de la côte italienne, s’accrochant déjà à la pointe d’Ospédaletti. Aucun bruit, aucun frisson, sur la terre et dans les cieux. Je n’avais observé encore un pareil silence et une pareille immobilité de la nature qu’à la minute qui précède les plus violents orages et le déchaînement de la foudre. Cependant, nous n’avions rien de tel à craindre, et la nuit s’annonçait, décidément, sereine…

Mais quelle est cette ombre apparue? D’où vient ce spectre qui glisse sur les eaux? Debout, à l’avant d’une petite barque qu’un pêcheur fait avancer au rythme lent de ses deux rames, j’ai reconnu la silhouette de Larsan! Qui s’y tromperait, qui tenterait de s’y tromper? Ah! il n’est que trop reconnaissable. Et si ceux devant lesquels il vient ce soir étaient disposés à douter que ce fût lui, il met une si menaçante coquetterie à s’exhiber dans toute sa figure d’autrefois, qu’il ne les renseignerait pas davantage en leur criant: «C’est moi!»

Oh! oui, c’est lui! c’est lui! C’est le grand Fred. La barque, silencieuse, avec sa statue immobile, fait le tour du château fort. Elle passe maintenant sous les fenêtres de la Tour Carrée, et puis elle dirige sa proue du côté de la pointe de Garibaldi vers les carrières des Rochers Rouges . Et l’homme est toujours debout, les bras croisés, la tête tournée vers la tour, apparition diabolique au seuil de la nuit qui, lente et sournoise, s’approche de lui par derrière, l’enveloppe de sa gaze légère et l’emporte.

Maintenant, en baissant les yeux, j’aperçois deux ombres dans la Cour du Téméraire; elles sont au coin du parapet auprès de la petite porte de la Tour Carrée. L’une de ces ombres, la plus grande, retient l’autre et supplie. La plus petite voudrait s’échapper; on dirait qu’elle est prête à prendre son élan vers la mer. Et j’entends la voix de Mme Darzac qui dit:

«Prenez garde! C’est un piège qu’il vous tend. Je vous défends de me quitter, ce soir!…»

Et la voix de Rouletabille:


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