Je me félicite de ces présentations nécessaires que je viens de faire au lecteur. Il est bon qu’il sache les sentiments qui habitent le cœur de chacun, dans le moment que chacun va avoir un rôle à jouer dans l’étrange et inouï drame qui se prépare dans l’ombre, dans l’ombre qui enveloppe le fort d’Hercule. Et encore, je n’ai rien dit du vieux Bob, ni du prince Galitch, mais leur tour, n’en doutez point, viendra. C’est que j’ai pris comme règle, dans une affaire aussi considérable, de ne peindre choses et gens qu’au fur et à mesure de leur apparition au cours des événements. Ainsi le lecteur passera par toutes les alternatives, que quelques-uns de nous ont connues, d’angoisse et de paix, de mystère et de clarté, d’incompréhension et de compréhension! Tant mieux si la lumière définitive se fait dans l’esprit du lecteur avant l’heure où elle m’est apparue. Comme il disposera, ni plus ni moins, des mêmes moyens que nous pour voir clair, il se sera prouvé à lui-même qu’il jouit d’un cerveau digne du crâne de Rouletabille.

Nous achevâmes ce premier repas sans avoir revu notre jeune ami et nous nous levâmes de table sans nous communiquer le fond de notre pensée qui était des plus troubles. Mathilde s’enquit immédiatement de Rouletabille quand elle fut sortie de la Louve, et je l’accompagnai jusqu’à l’entrée du fort. M. Darzac et Mrs. Edith nous suivaient. M. Stangerson avait pris congé de nous. Arthur Rance, qui avait un instant disparu, vint nous rejoindre comme nous arrivions sous la voûte. La nuit était claire, toute illuminée de lune. Cependant, on avait allumé des lanternes sous la voûte qui retentissait de grands coups sourds. Et nous entendîmes la voix de Rouletabille qui encourageait ceux qui l’entouraient: «Allons! encore un effort!» disait-il, et des voix, après la sienne, se mettaient à haleter comme font les marins qui halent les barques sur la jetée, à l’entrée des ports. Enfin, un grand tumulte nous emplit les oreilles. On se serait cru dans une cloche. C’étaient les deux vantaux de l’énorme porte de fer qui venaient de se rejoindre pour la première fois, depuis plus de cent ans.

Mrs. Edith s’étonna de cette manœuvre de la dernière heure et demanda ce qu’était devenue la grille qui faisait jusqu’alors fonction de porte. Mais Arthur Rance lui saisit le bras et elle comprit qu’elle n’avait qu’à se taire, ce qui ne l’empêcha point de murmurer: «Vraiment, ne dirait-on pas que nous allons subir un siège?» Mais Rouletabille entraînait déjà tout notre groupe dans la baille, et nous annonçait, en riant, que, si nous avions par hasard le désir d’aller faire un tour en ville, il fallait pour ce soir-là y renoncer, attendu que ses ordres étaient donnés et que nul ne pouvait plus sortir du château, ni y entrer. Le père Jacques, ajouta-t-il, toujours en affectant de plaisanter, était chargé par lui d’exécuter la consigne et chacun savait qu’il était impossible de séduire ce vieux serviteur. C’est ainsi que j’appris que le père Jacques, que j’avais connu au Glandier, avait accompagné le professeur Stangerson à qui il servait de valet de chambre. La veille, il avait couché dans un petit cabinet de la Louve, attenant à la chambre de son maître, mais Rouletabille avait changé tout cela, et c’était le père Jacques, maintenant, qui avait pris la place des concierges dans la tour A.

«Mais où sont les Bernier? demanda Mrs. Edith, intriguée.

– Ils sont déjà installés dans la Tour Carrée, dans la chambre d’entrée, à gauche; ils serviront de concierges à la Tour Carrée!… répondit Rouletabille.

– Mais la Tour Carrée n’a pas besoin de concierges! s’écria Mrs. Edith, dont l’ahurissement était sans bornes.

– C’est ce que nous ne savons pas, madame», répliqua le reporter sans explication.

Mais il prit à part Mr Arthur Rance et lui fit comprendre qu’il devait mettre sa femme au courant de la réapparition de Larsan. Si l’on prétendait cacher la vérité plus longtemps à M. Stangerson, on ne pouvait guère y parvenir sans l’aide intelligente de Mrs. Edith. Enfin, il était bon que chacun, désormais, au fort d’Hercule, fût préparé à tout, autrement dit, ne fût surpris par rien!

Là-dessus, il nous fit traverser la baille et nous nous trouvâmes à la poterne du jardinier. J’ai dit que cette poterne H commandait l’entrée de la seconde cour; mais il y avait beau temps qu’à cet endroit le fossé avait été comblé. Autrefois, il y avait là un pont-levis. Rouletabille, à notre grande stupéfaction, déclara que le lendemain il ferait dégager le fossé et rétablir le pont-levis!

Dans le moment même, il s’occupait de faire fermer, par les gens du château, cette poterne par une sorte de porte de fortune en attendant mieux, faite de planches et de vieux bahuts que l’on avait sortis de la bâtisse du jardinier. Ainsi, le château se barricadait et Rouletabille était seul maintenant à en rire tout haut; car Mrs. Edith, mise rapidement au courant par son mari, ne disait plus rien, se contentant de s’amuser in petto prodigieusement de ces visiteurs qui transformaient son vieux château fort en place imprenable parce qu’ils redoutaient l’approche d’un homme, d’un seul homme!… C’est que Mrs. Edith ne connaissait point cet homme-là et qu’elle n’avait pas passé par le Mystère de la Chambre Jaune! Quant aux autres – et Arthur Rance lui-même était de ceux-là – ils trouvaient tout naturel et absolument raisonnable que Rouletabille les fortifiât contre l’inconnu, contre le mystère, contre l’invisible, contre ce on ne savait quoi qui rôdait dans la nuit, autour du fort d’Hercule!

À cette poterne, Rouletabille n’avait placé personne, car il se réservait ce poste, cette nuit-là, pour lui-même. De là, il pouvait surveiller et la première et la seconde cour. C’était un point stratégique qui commandait tout le château. On ne pouvait parvenir du dehors jusqu’aux Darzac qu’en passant d’abord par le père Jacques, en A, par Rouletabille en H, et par le ménage Bernier qui veillait sur la porte K de la Tour Carrée. Le jeune homme avait décidé que les veilleurs désignés ne se coucheraient pas. Comme nous passions près du puits de la Cour du Téméraire, je vis à la clarté de la lune qu’on avait dérangé la planche circulaire qui le fermait. Je vis aussi, sur la margelle, un seau attaché à une corde. Rouletabille m’expliqua qu’il avait voulu savoir si ce vieux puits correspondait avec la mer et qu’il y avait puisé une eau absolument douce, preuve que cette eau n’avait aucune relation avec l’élément salé. Il fit quelques pas alors avec Mme Darzac qui prit aussitôt congé de nous et entra dans la Tour Carrée. M. Darzac, sur la prière de Rouletabille, resta avec nous, ainsi qu’Arthur Rance. Quelques phrases d’excuses à l’adresse de Mrs. Edith firent comprendre à celle-ci qu’on la priait poliment de s’aller coucher, ce qu’elle fit d’une grâce assez nonchalante et en saluant Rouletabille d’un ironique: «Bonsoir, monsieur le capitaine!»

Quand nous fûmes seuls, entre hommes, Rouletabille nous entraîna vers la poterne, dans la petite chambre du jardinier; c’était une pièce fort obscure, basse de plafond, où l’on se trouvait merveilleusement blottis pour voir sans être vus. Là, Arthur Rance, Robert Darzac, Rouletabille et moi, dans la nuit, sans même avoir allumé une lanterne, nous tînmes notre premier conseil de guerre. Ma foi, je ne saurais quel autre nom donner à cette réunion d’hommes effarés, réfugiés derrière les pierres de ce vieux château guerrier.

«Nous pouvons tranquillement délibérer ici, commença Rouletabille; personne ne nous entendra et nous ne serons surpris par personne. Si l’on parvenait à franchir la première porte gardée par le père Jacques sans qu’il s’en aperçût, nous serions immédiatement avertis par l’avant-poste que j’ai établi au milieu même de la baille, dissimulé dans les ruines de la chapelle. Oui, j’ai placé là votre jardinier, Mattoni, Monsieur Rance. Je crois, à ce qu’on m’a dit, qu’on peut être sûr de cet homme? Dites-moi, je vous prie, votre avis?…»


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