IX Arrivée inattendue du «vieux Bob».

Quand on vint frapper à ma porte, vers onze heures du matin, cependant que la voix de la mère Bernier me transmettait l’ordre de Rouletabille de me lever, je me précipitai à ma fenêtre. La rade était d’une splendeur sans pareille et la mer d’une transparence telle que la lumière du soleil la traversait comme elle eût fait d’une glace sans tain, de telle sorte qu’on apercevait les rochers, les algues et la mousse et tout le fond maritime, comme si l’élément aquatique eût cessé de les recouvrir. La courbe harmonieuse de la rive mentonaise enfermait cette onde pure dans un cadre fleuri. Les villas de Garavan, toutes blanches et toutes roses, paraissaient fraîches écloses de cette nuit. La presqu’île d’Hercule était un bouquet qui flottait sur les eaux, et les vieilles pierres du château embaumaient.

Jamais la nature ne m’était apparue plus douce, plus accueillante, plus aimante, ni surtout plus digne d’être aimée. L’air serein, la rive nonchalante, la mer pâmée, les montagnes violettes, tout ce tableau auquel mes sens d’homme du Nord étaient peu accoutumés évoquait des idées de caresses. C’est alors que je vis un homme qui frappait la mer. Oh! il la frappait à tour de bras! J’en aurais pleuré, si j’avais été poète. Le misérable paraissait agité d’une rage affreuse. Je ne pouvais me rendre compte de ce qui avait excité sa fureur contre cette onde tranquille; mais celle-ci devait évidemment lui avoir donné quelque motif sérieux de mécontentement, car il ne cessait ses coups. Il s’était armé d’un énorme gourdin et, debout dans sa petite embarcation qu’un enfant craintif poussait de la rame en tremblant, il administrait à la mer, un instant éclaboussée, une «dégelée de marrons» qui provoquait la muette indignation de quelques étrangers arrêtés au rivage. Mais, comme il arrive toujours en pareil cas où l’on redoute de se mêler de ce qui ne vous regarde pas, ceux-ci laissaient faire sans protester. Qu’est-ce qui pouvait ainsi exciter cet homme sauvage? Peut-être bien le calme même de la mer qui, après avoir été un moment troublée par l’insulte de ce fou, reprenait son visage immobile.

Je fus alors interpellé par la voix amie de Rouletabille qui m’annonçait que l’on déjeunait à midi. Rouletabille exhibait une tenue de plâtrier, tous ses habits attestant qu’il s’était promené dans des maçonneries trop fraîches. D’une main il s’appuyait sur un mètre et son autre main jouait avec un fil à plomb. Je lui demandai s’il avait aperçu l’homme qui battait les eaux. Il me répondit que c’était Tullio qui travaillait de son état à chasser le poisson dans les filets, en lui faisant peur. C’est alors que je compris pourquoi, dans le pays, on appelait Tullio «le Bourreau de la Mer».

Rouletabille m’apprit encore par la même occasion qu’ayant interrogé Tullio, ce matin, sur l’homme qu’il avait conduit dans sa barque la veille au soir et à qui il avait fait faire le tour de la presqu’île d’Hercule, Tullio lui avait répondu qu’il ne connaissait point cet homme, que c’était un original qu’il avait embarqué à Menton et qui lui avait donné cinq francs pour qu’il le débarquât à la pointe des Rochers Rouges.

Je m’habillai vivement et rejoignis Rouletabille qui m’apprit que nous allions avoir au déjeuner un nouvel hôte: il s’agissait du vieux Bob. On l’attendit pour se mettre à table et puis, comme il n’arrivait point, on commença de déjeuner sans lui, dans le cadre fleuri de la terrasse ronde du Téméraire.

Une admirable bouillabaisse apportée toute fumante du restaurant des Grottes, qui possède la réserve la mieux fournie en rascasses et poissons de roches de tout le littoral, arrosée d’un petit «vino del paese» et servie dans la lumière et la gaieté des choses, contribua au moins autant que toutes les précautions de Rouletabille à nous rasséréner. En vérité, le redoutable Larsan nous faisait moins peur sous le beau soleil des cieux éclatants qu’à la pâle lueur de la lune et des étoiles! Ah! que la nature humaine est oublieuse et facilement impressionnable! J’ai honte de le dire: nous étions très fiers – oh! tout à fait fiers (du moins je parle pour moi et pour Arthur Rance et aussi naturellement pour Mrs. Edith, dont la nature romanesque et mélancolique était superficielle) de sourire de nos transes nocturnes et de notre garde armée sur les boulevards de la citadelle… quand le vieux Bob fit son apparition. Et – disons-le, disons-le – ce n’est point cette apparition qui eût pu nous ramener à des pensers plus moroses. J’ai rarement aperçu quelqu’un de plus comique que le vieux Bob se promenant, dans le soleil éblouissant d’un printemps du midi, avec un chapeau haut de forme noir, sa redingote noire, son gilet noir, son pantalon noir, ses lunettes noires, ses cheveux blancs et ses joues roses. Oui, oui, nous avons bien ri sous la tonnelle de la tour de Charles le Téméraire. Et le vieux Bob rit avec nous. Car le vieux Bob est la gaieté même.

Que faisait ce vieux savant au château d’Hercule? Le moment est peut-être venu de le dire. Comment s’était-il résolu à quitter ses collections d’Amérique, et ses travaux, et ses dessins, et son musée de Philadelphie? Voilà. On n’a pas oublié que Mr Arthur Rance était déjà considéré dans sa patrie comme un phrénologue d’avenir, quand sa mésaventure amoureuse avec Mlle Stangerson l’éloigna tout à coup de l’étude qu’il prit en dégoût. Après son mariage avec Miss Edith, celle-ci l’y poussant, il sentit qu’il se remettrait avec plaisir à la science de Gall et de Lavater. Or, dans le moment même qu’ils visitaient la Côte d’Azur, l’automne qui précéda les événements actuels, on faisait grand bruit autour des découvertes nouvelles que M. Abbo venait de faire aux Rochers Rouges, dénommés encore, dans le patois mentonais, Baoussé-Roussé. Depuis de longues années, depuis 1874, les géologues et tous ceux qui s’occupent d’études préhistoriques avaient été extrêmement intéressés par les débris humains trouvés dans les cavernes et les grottes des Rochers Rouges. MM. Julien, Rivière, Girardin, Delesot, étaient venus travailler sur place et avaient su intéresser l’Institut et le ministère de l’Instruction publique à leurs découvertes. Celles-ci firent bientôt sensation, car elles attestaient, à ne pouvoir s’y méprendre, que les premiers hommes avaient vécu en cet endroit avant l’époque glaciaire. Sans doute la preuve de l’existence de l’homme à l’époque quaternaire était faite depuis longtemps; mais, cette époque mesurant, d’après certains, deux cent mille ans, il était intéressant de fixer cette existence dans une étape déterminée de ces deux cent mille années. On fouillait toujours aux Rochers Rouges et on allait de surprise en surprise. Cependant, la plus belle des grottes, la Barma Grande, comme on l’appelait dans le pays, était restée intacte, car elle était propriété privée de M. Abbo, qui tenait le restaurant des Grottes, non loin de là, au bord de la mer. M. Abbo venait de se déterminer, lui aussi, à fouiller sa grotte. Or, la rumeur publique (car l’événement avait dépassé les bornes du monde scientifique) répandait le bruit qu’il venait de trouver dans la Barma Grande d’extraordinaires ossements humains, des squelettes très bien conservés par une terre ferrugineuse, contemporaine des mammouths du début de l’époque quaternaire ou même de la fin de l’époque tertiaire!

Arthur Rance et sa femme coururent à Menton et, pendant que son mari passait ses journées à remuer des «débris de cuisine», comme on dit en termes scientifiques, datant de deux cent mille ans, fouillant lui-même l’humus de la Barma Grande et mesurant les crânes de nos ancêtres, sa jeune femme prenait un inlassable plaisir à s’accouder non loin de là, aux créneaux moyenâgeux d’un vieux château fort qui dressait sa massive silhouette sur une petite presqu’île, reliée aux Rochers Rouges par quelques pierres écroulées de la falaise. Les légendes les plus romanesques se rattachaient à ce vestige des vieilles guerres génoises; et il semblait à Edith, mélancoliquement penchée au haut de sa terrasse, sur le plus beau décor du monde, qu’elle était une de ces nobles demoiselles de l’ancien temps, dont elle avait tant aimé les cruelles aventures dans les romans de ses auteurs favoris. Le château était à vendre à un prix des plus raisonnables. Arthur Rance l’acheta et, ce faisant, il combla de joie sa femme qui fit venir les maçons et les tapissiers et eut tôt fait, en trois mois, de transformer cette antique bâtisse en un délicieux nid d’amoureux pour une jeune personne qui se souvient de La Dame du lac et de La Fiancée de Lammermoor.


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