Je ne saurais dire ce que le vieux Bob aperçut, dans ce moment-là, dans la tête des troglodytes, car je ne l’écoutais plus, mais je le regardais. Et je n’avais plus envie de rire du tout. Le vieux Bob me parut effrayant, farouche, factice comme un vieux cabot, avec sa gaieté en fer-blanc et sa science de pacotille. Je ne le quittai plus des yeux. Il me sembla que ses cheveux remuaient! Oui, comme remue une perruque. Une pensée, la pensée de Larsan qui ne me quittait plus jamais complètement m’embrasa la cervelle; j’allais peut-être parler quand un bras se glissa sous le mien, et je fus entraîné par Rouletabille.

«Qu’avez-vous, Sainclair?… me demanda, sur un ton affectueux, le jeune homme.

– Mon ami, fis-je, je ne vous le dirai point, car vous vous moqueriez encore de moi…»

Il ne me répondit pas tout d’abord et m’entraîna vers le boulevard de l’Ouest. Là, il regarda autour de lui, vit que nous étions seuls, et me dit:

«Non, Sainclair, non… Je ne me moquerai point de vous… Car vous êtes dans la vérité en le voyant partout autour de vous. S’il n’y était point tout à l’heure, il y est peut-être maintenant… Ah! il est plus fort que les pierres!… Il est plus fort que tout!… Je le redoute moins dehors que dedans!… Et je serais bien heureux que ces pierres que j’ai appelées à mon secours pour l’empêcher d’entrer m’aident à le retenir… Car, Sainclair, JE LE SENS ICI!»

Je serrai la main de Rouletabille, car moi aussi, chose singulière, j’avais cette impression… Je sentais sur moi les yeux de Larsan… Je l’entendais respirer… Quand cette sensation avait-elle commencé? Je n’aurais pu le dire… Mais il me semblait qu’elle m’était venue avec le vieux Bob.

Je dis à Rouletabille, avec inquiétude:

«Le vieux Bob?»

Il ne me répondit pas. Au bout de quelques instants, il fit:

«Prenez-vous toutes les cinq minutes la main gauche avec la main droite et demandez-vous: «Est-ce toi, Larsan?» Quand vous vous serez répondu, ne soyez pas trop rassuré, car il vous aura peut-être menti et il sera déjà dans votre peau que vous n’en saurez rien encore!»

Sur quoi, Rouletabille me laissa seul sur le boulevard de l’Ouest. C’est là que le père Jacques vint me trouver. Il m’apportait une dépêche. Avant de la lire, je le félicitai sur sa bonne mine. Comme nous tous, il avait cependant passé une nuit blanche; mais il m’expliqua que le plaisir de voir enfin sa maîtresse heureuse le rajeunissait de dix ans. Puis il tenta de me demander les motifs de la veille étrange qu’on lui avait imposée et le pourquoi de tous les événements qui se poursuivaient au château depuis l’arrivée de Rouletabille et des précautions exceptionnelles qui avaient été prises pour en défendre l’entrée à tout étranger. Il ajouta même que, si cet affreux Larsan n’était point mort, il serait porté à croire qu’on redoutait son retour. Je lui répondis que ce n’était point le moment de raisonner et que, s’il était un brave homme, il devait, comme tous les autres serviteurs, observer la consigne en soldat, sans essayer d’y rien comprendre ni surtout de la discuter. Il me salua et s’éloigna en hochant la tête. Cet homme était évidemment très intrigué et il ne me déplaisait point que, puisqu’il avait la surveillance de la porte Nord, il songeât à Larsan. Lui aussi avait failli être victime de Larsan; il ne l’avait pas oublié. Il s’en tiendrait mieux sur ses gardes.

Je ne me pressais point d’ouvrir cette dépêche que le père Jacques m’avait apportée et j’avais tort, car elle me parut extraordinairement intéressante dès le premier coup d’œil que j’y portai. Mon ami de Paris qui, sur ma prière, m’avait déjà renseigné sur Brignolles m’apprenait que ledit Brignolles avait quitté Paris la veille au soir pour le midi. Il avait pris le train de dix heures trente-cinq minutes du soir. Mon ami me disait qu’il avait des raisons de croire que Brignolles avait pris un billet pour Nice.

Qu’est-ce que Brignolles venait faire à Nice? C’est une question que je me posai et que, dans un sot accès d’amour-propre, que j’ai bien regretté depuis, je ne soumis point à Rouletabille. Celui-ci s’était si bien moqué de moi lorsque je lui avais montré la première dépêche m’annonçant que Brignolles n’avait point quitté Paris, que je résolus de ne point lui faire part de celle qui m’affirmait son départ. Puisque Brignolles avait si peu d’importance pour lui, je n’aurais garde de «l’excéder» avec Brignolles! Et je gardai Brignolles pour moi tout seul! Si bien que, prenant mon air le plus indifférent, je rejoignis Rouletabille dans la Cour de Charles le Téméraire. Il était en train de consolider avec des barres de fer la lourde planche de chêne circulaire qui fermait l’ouverture du puits, et il me démontra que, même si le puits communiquait avec la mer, il serait impossible à quelqu’un qui tenterait de s’introduire dans le château par ce chemin de soulever cette planche, et qu’il devrait renoncer à son projet. Il était en sueur, les bras nus, le col arraché, un lourd marteau à la main. Je trouvai qu’il se donnait bien du mouvement pour une besogne relativement simple, et je ne pus me retenir de le lui dire, comme un sot qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez! Est-ce que je n’aurais pas dû deviner que ce garçon s’exténuait volontairement, et qu’il ne se livrait à toute cette fatigue physique que pour s’efforcer d’oublier le chagrin qui lui brûlait sa brave petite âme? Mais non! Je n’ai pu comprendre cela qu’une demi-heure plus tard, en le surprenant étendu sur les pierres en ruines de la chapelle, exhalant, dans le sommeil qui était venu le terrasser sur ce lit un peu rude, un mot, un simple mot qui me renseignait suffisamment sur son état d’âme: «Maman!…» Rouletabille rêvait de la Dame en noir!… Il rêvait peut-être qu’il l’embrassait comme autrefois, quand il était tout petit et qu’il arrivait tout rouge d’avoir couru, dans le parloir du collège d’Eu. J’attendis alors un instant, me demandant avec inquiétude s’il fallait le laisser là et s’il n’allait point par hasard dans son sommeil laisser échapper son secret. Mais, ayant avec ce mot soulagé son cœur, il ne laissa plus entendre qu’une musique sonore. Rouletabille ronflait comme une toupie. Je crois bien que c’était la première fois que Rouletabille dormait «réellement» depuis notre arrivée de Paris.

J’en profitai pour quitter le château sans avertir personne, et, bientôt, ma dépêche en poche, je prenais le train pour Nice. Ensuite j’eus l’occasion de lire cet écho de première page du Petit Niçois: «Le professeur Stangerson est arrivé à Garavan où il va passer quelques semaines chez Mr Arthur Rance, qui s’est rendu acquéreur du fort d’Hercule et qui, aidé de la gracieuse Mrs. Arthur Rance, se plaît à offrir la plus exquise hospitalité à ses amis dans ce cadre pittoresque et moyenâgeux. À la dernière minute nous apprenons que la fille du professeur Stangerson, dont le mariage avec M. Robert Darzac vient d’être célébré à Paris, est arrivée également au fort d’Hercule avec le jeune et célèbre professeur de la Sorbonne. Ces nouveaux hôtes nous descendent du Nord au moment où tous les étrangers nous quittent. Combien ils ont raison! Il n’est point de plus beau printemps au monde que celui de la côte d’azur!»

À Nice, dissimulé derrière une vitre du buffet, je guettai l’arrivée du train de Paris dans lequel pouvait se trouver Brignolles. Et, justement, je vis descendre mon Brignolles! Ah! mon cœur battait ferme, car enfin ce voyage dont il n’avait point fait part à M. Darzac ne me paraissait rien moins que naturel! Et puis, je n’avais pas la berlue: Brignolles se cachait. Brignolles baissait le nez. Brignolles se glissait, rapide comme un voleur, parmi les voyageurs, vers la sortie. Mais j’étais derrière lui. Il sauta dans une voiture fermée, je me précipitai dans une voiture non moins fermée. Place Masséna, il quitta son fiacre, se dirigea vers la jetée-promenade et là, prit une autre voiture; je le suivais toujours. Ces manœuvres me paraissaient de plus en plus louches. Enfin la voiture de Brignolles s’engagea sur la route de la corniche et, prudemment, je pris le même chemin que lui. Les nombreux détours de cette route, ses courbes accentuées me permettaient de voir sans être vu. J’avais promis un fort pourboire à mon cocher s’il m’aidait à réaliser ce programme, et il s’y employa le mieux du monde. Ainsi arrivâmes-nous à la gare de Beaulieu. Là, je fus bien étonné de voir la voiture de Brignolles s’arrêter à la gare, et Brignolles descendre, régler son cocher et entrer dans la salle d’attente. Il allait prendre un train. Comment faire? Si je voulais monter dans le même train que lui, n’allait-il point m’apercevoir dans cette petite gare, sur ce quai désert? Enfin, je devais tenter le coup. S’il m’apercevait, j’en serais quitte pour feindre la surprise et ne plus le lâcher jusqu’à ce que je fusse sûr de ce qu’il venait faire dans ces parages. Mais la chose se passa fort bien et Brignolles ne m’aperçut pas. Il monta dans un train omnibus qui se dirigeait vers la frontière italienne. En somme, tous les pas de Brignolles le rapprochaient du fort d’Hercule. J’étais monté dans le wagon qui suivait le sien et je surveillai le mouvement des voyageurs à toutes les gares.


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