«Vraiment on est heureux de vous entendre parler de la sorte, car on demande maintenant au journaliste des besognes qui n’ont point affaire avec un véritable homme de lettres.»

Rouletabille, indifférent, laissa tomber la conversation.

Mrs. Edith la releva en parlant avec extase de la splendeur de la nature. Mais, pour elle, il n’était rien de plus beau sur la côte que les jardins de Babylone, et elle le dit. Elle ajouta avec malice:

«Ils nous paraissent d’autant plus beaux, qu’on ne peut les voir que de loin.»

L’attaque était si directe que je crus que le prince allait y répondre par une invitation.

Mais il n’en fut rien. Mrs. Edith marqua un léger dépit, et elle déclara tout à coup:

«Je ne veux point vous mentir, prince. Vos jardins, je les ai vus.

– Comment cela? interrogea Galitch avec un singulier sang-froid.

– Oui, je les ai visités, et voici comment…»

Alors elle raconta, pendant que le prince se raidissait en une attitude glacée, comment elle avait vu les jardins de Babylone.

Elle y avait pénétré, comme par mégarde, par derrière, en poussant une barrière qui faisait communiquer directement ces jardins avec la montagne. Elle avait marché d’enchantement en enchantement, mais sans être étonnée. Quand on passait sur le bord de la mer, ce que l’on apercevait des jardins de Babylone l’avait préparée aux merveilles dont elle violait si audacieusement le secret. Elle était arrivée auprès d’un petit étang, tout petit, noir comme de l’encre, et sur la rive duquel se tenaient un grand lis d’eau et une petite vieille toute ratatinée, au menton en galoche. En l’apercevant, le grand lis d’eau et la petite vieille s’étaient enfuis, celle-ci si légère, qu’elle s’appuyait pour courir sur celui-là comme elle eût fait d’un bâton. Mrs. Edith avait bien ri. Elle avait appelé:

«Madame! Madame!»

Mais la petite vieille n’en avait été que plus épouvantée et elle avait disparu avec son lis derrière un figuier de Barbarie. Mrs. Edith avait continué sa route, mais ses pas étaient devenus plus inquiets. Soudain, elle avait entendu un grand froissement de feuillages et ce bruit particulier que font les oiseaux sauvages quand, surpris par le chasseur, ils s’échappent de la prison de verdure où ils se sont blottis. C’était une seconde petite vieille, plus ratatinée encore que la première, mais moins légère, et qui s’appuyait sur une vraie canne à bec-de-corbin. Elle s’évanouit – c’est-à-dire que Mrs. Edith la perdit de vue au détour du sentier. Et une troisième petite vieille appuyée sur deux cannes à bec-de-corbin surgit encore du mystérieux jardin; elle s’échappa du tronc d’un eucalyptus géant; et elle allait d’autant plus vite qu’elle avait, pour courir, quatre pattes, tant de pattes qu’il était tout à fait étonnant qu’elle ne s’y embrouillât point. Mrs. Edith avançait toujours. Et ainsi elle parvint jusqu’au perron de marbre habillé de roses de la villa; mais, la gardant, les trois petites vieilles étaient alignées sur la plus haute marche, comme trois corneilles sur une branche, et elles ouvrirent leurs becs menaçants d’où s’échappèrent des croassements de guerre. Ce fut au tour de Mrs. Edith de s’enfuir.

Mrs. Edith avait raconté son aventure d’une façon si délicieuse et avec tant de charme emprunté à une littérature falote et enfantine que j’en fus tout bouleversé et que je compris combien certaines femmes qui n’ont rien de naturel peuvent l’emporter dans le cœur d’un homme sur d’autres qui n’ont pour elles que la nature.

Le prince ne parut nullement embarrassé de cette petite histoire. Il dit, sans sourire:

«Ce sont mes trois fées. Elles ne m’ont jamais quitté depuis que je suis né au pays de Galitch. Je ne puis travailler ni vivre sans elles. Je ne sors que lorsqu’elles me le permettent et elles veillent sur mon labeur poétique avec une jalousie féroce.»

Le prince n’avait pas fini de nous donner cette fantaisiste explication de la présence des trois vieilles aux jardins de Babylone, que Walter, le valet du vieux Bob, apporta une dépêche à Rouletabille. Celui-ci demanda la permission de l’ouvrir, et lut tout haut:

«- Revenez le plus tôt possible; vous attendons avec impatience. Magnifique reportage à faire à Pétersbourg.»

Cette dépêche était signée du rédacteur en chef de l’Époque.

«Eh! qu’en dites-vous, monsieur Rouletabille? demanda le prince; ne trouvez-vous point, maintenant, que j’étais bien renseigné?»

La Dame en noir n’avait pu retenir un soupir.

«Je n’irai pas à Pétersbourg, déclara Rouletabille.

– On le regrettera à la cour, fit le prince, j’en suis sûr, et permettez-moi de vous dire, jeune homme, que vous manquez l’occasion de votre fortune.»

Le «jeune homme» déplut singulièrement à Rouletabille qui ouvrit la bouche pour répondre au prince, mais qui la referma, à mon grand étonnement, sans avoir répondu. Et le prince continua:

«… Vous eussiez trouvé là-bas un terrain d’expériences digne de vous. On peut tout espérer quand on a été assez fort pour dévoiler un Larsan!…»

Le mot tomba au milieu de nous avec fracas et nous nous réfugiâmes derrière nos vitres noires d’un commun mouvement. Le silence qui suivit fut horrible… Nous restions maintenant immobiles autour de ce silence-là, comme des statues… Larsan!…

Pourquoi ce nom que nous avions prononcé si souvent depuis quarante-huit heures, ce nom qui représentait un danger avec lequel nous commencions de nous familiariser, – pourquoi, à ce moment précis, ce nom nous produisit-il un effet que, pour ma part, je n’avais encore jamais aussi brutalement ressenti? Il me semblait que j’étais sous le coup de foudre d’un geste magnétique. Un malaise indéfinissable se glissait dans mes veines. J’aurais voulu fuir, et il me parut que si je me levais, je n’aurais point la force de me contenir… Le silence que nous continuions à garder contribuait à augmenter cet incroyable état d’hypnose… Pourquoi ne parlait-on pas?… Qu’est-ce que faisait la gaieté du vieux Bob?… On ne l’avait pas entendue au repas?… Et les autres, les autres, pourquoi restaient-ils muets derrière leurs vitres noires?… Tout à coup, je tournai la tête et je regardai derrière moi. Alors, je compris, à ce geste instinctif, que j’étais la proie d’un phénomène tout naturel… Quelqu’un me regardait… Deux yeux étaient fixés sur moi, pesaient sur moi. Je ne vis point ces yeux et je ne sus d’où me venait ce regard… Mais il était là… Je le sentais… Et c’était son regard à lui… Et cependant, il n’y avait personne derrière moi… ni à droite, ni à gauche, ni en face… personne autour de moi que les gens qui étaient assis à cette table, immobiles derrière leurs binocles noirs… Alors… alors, j’eus la certitude que les yeux de Larsan me regardaient derrière l’un de ces binocles là!… Ah! les vitres noires! les vitres noires derrière lesquelles se cachait Larsan!…

Et puis, tout à coup, je ne sentis plus rien… Le regard, sans doute, avait cessé de regarder… je respirai… Un double soupir répondit au mien… Est-ce que Rouletabille?… Est-ce que la Dame en noir auraient, eux aussi, supporté le même poids, dans le même moment, le poids de ses yeux?… Le vieux Bob disait:


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