Cette étrange aptitude, après lui avoir valu, en plusieurs circonstances amusantes, à propos d’objets chipés, quelques succès d’estime dans le personnel du collège, devait un jour lui être fatale. Il découvrit d’une façon si anormale une petite somme d’argent qui avait été volée au surveillant général, que nul ne voulut croire que cette découverte était uniquement due à son intelligence et à sa perspicacité. Cette hypothèse parut à tous, de toute évidence, impossible; et il finit bientôt, grâce à une malheureuse coïncidence d’heure et de lieu, par passer pour le voleur. On voulut lui faire avouer sa faute; il s’en défendit avec une énergie indignée qui lui valut une punition sévère; le principal fit une enquête où Joseph Joséphin fut desservi, avec la lâcheté coutumière aux enfants, par ses petits camarades. Certains se plaignaient qu’on leur dérobait depuis quelque temps des livres, des objets scolaires, et accusèrent formellement celui qu’ils voyaient déjà accablé. Le fait qu’on ne lui connaissait point de parents et qu’on ignorait «d’où il venait» lui fut, plus que jamais, dans ce petit monde, reproché comme un crime. Quand ils parlèrent de lui, ils dirent: «le voleur». Il se battit et il eut le dessous, car il n’était point très fort. Il était désespéré. Il eût voulu mourir. Le principal, qui était le meilleur des hommes, persuadé malheureusement qu’il avait affaire à une petite nature vicieuse sur laquelle il fallait produire une impression profonde, en lui faisant comprendre toute l’horreur de son acte, imagina de lui dire que, s’il n’avouait point le vol, il ne le conserverait point plus longtemps, et qu’il était décidé, du reste, à écrire le jour même à la personne qui s’intéressait à lui, à Mme Darbel – c’était le nom qu’elle avait donné – pour qu’elle vînt le chercher. L’enfant ne répondit point et se laissa reconduire dans la petite chambre où il avait été confiné. Le lendemain, on l’y chercha en vain. Il s’était enfui. Il avait réfléchi que le principal à qui il avait été confié depuis les plus tendres années de son enfance – si bien qu’il ne se rappelait guère d’une façon un peu précise d’autre cadre à sa petite vie que celui du collège – s’était toujours montré bon pour lui et qu’il ne le traitait de la sorte que parce qu’il croyait à sa culpabilité. Il n’y avait donc point de raison pour que la Dame en noir ne crût point, elle aussi, qu’il avait volé. Passer pour un voleur auprès de la Dame en noir, plutôt la mort! Et il s’était sauvé, en sautant, la nuit, par-dessus le mur du jardin. Il avait couru tout de suite au canal dans lequel, en sanglotant, après une pensée suprême donnée à la Dame en noir, il s’était jeté. Heureusement, dans son désespoir, le pauvre enfant avait oublié qu’il savait nager.
Si j’ai rapporté assez longuement cet incident de l’enfance de Rouletabille, c’est que je suis sûr que, dans sa situation actuelle, on en comprendra toute l’importance. Alors qu’il ignorait qu’il était le fils de Larsan, Rouletabille ne pouvait déjà songer à ce triste épisode sans être déchiré par l’idée que la Dame en noir avait pu croire, en effet, qu’il était un voleur, mais depuis qu’il s’imaginait avoir la certitude – imagination trop fondée, hélas! – du lien naturel et légal qui l’unissait à Larsan, quelle douleur, quelle peine infinie devait être la sienne! Sa mère, en apprenant l’événement, avait dû penser que les criminels instincts du père revivraient dans le fils et peut-être… – et peut-être – idée plus cruelle que la mort elle-même, s’était-elle réjouie de sa mort!
Car il passa pour mort. On retrouva toutes les traces de sa fuite jusqu’au canal, et on repêcha son béret. En réalité, comment vécut-il? De la façon la plus singulière. Au sortir de son bain et, bien décidé à fuir le pays, ce gamin, que l’on recherchait partout, dans le canal et hors du canal, imagina une façon bien originale de traverser toute la contrée sans être inquiété. Cependant, il n’avait pas lu La Lettre volée. Son génie le servit. Il raisonna, comme toujours. Il connaissait, pour les avoir entendu souvent raconter, ces histoires de gamins, petits diables et mauvaises têtes, qui se sauvaient de chez leurs parents pour courir les aventures, se cachant le jour dans les champs et dans les bois, marchant la nuit, et vite retrouvés d’ailleurs par les gendarmes ou forcés de revenir au logis parce qu’ils manquaient bientôt de tout et qu’ils n’osaient demander à manger au long de la route qu’ils suivaient et qui était trop surveillée. Notre petit Rouletabille, lui, dormit, comme tout le monde, la nuit, et marcha au grand jour sans se cacher de personne. Seulement, après avoir fait sécher ses vêtements – on commençait à entrer heureusement dans la bonne saison et il n’eut point à souffrir du froid – il les mit en pièces. Il en fit des loques dont il se couvrit et, ostensiblement, il mendia, sale et déguenillé, il tendait la main, affirmant aux passants que, s’il ne rapportait point des sous, ses parents le battraient. Et on le prenait pour quelque enfant de bohémiens dont il se trouvait toujours quelque voiture dans les environs. Bientôt ce fut l’époque des fraises des bois. Il en cueillit et en vendit dans de petits paniers de feuillages. Et il m’avoua que, s’il n’avait pas été travaillé par l’affreuse pensée que la Dame en noir pouvait croire qu’il était un voleur, il aurait conservé de cette période de sa vie le plus heureux souvenir. Son astuce et son naturel courage le servirent pendant toute cette expédition qui dura des mois. Où allait-il? à Marseille! C’était son idée.
Il avait vu, dans un livre de géographie, des vues du midi, et jamais il n’avait regardé ces gravures sans pousser un soupir en songeant qu’il ne connaîtrait peut-être jamais ce pays enchanté. À force de vivre comme un bohémien, il fit la connaissance d’une petite caravane de romanichels qui suivait la même route que lui et qui se rendait aux Saintes-Maries-de-la-Mer – dans la Crau – pour élire leur roi. Il rendit à ces gens quelques services, sut leur plaire, et ceux-ci, qui n’ont point coutume de demander aux passants leurs papiers, ne voulurent point en savoir davantage. Ils pensèrent que, victime de mauvais traitements, l’enfant s’était enfui de quelque baraque de saltimbanques et ils le gardèrent avec eux. Ainsi parvint-il dans le midi. Aux environs d’Arles, il les quitta et arriva enfin à Marseille. Là, ce fut le paradis… un éternel été et… le port! Le port était d’une ressource inépuisable pour les petits vauriens de la ville. Ce fut un trésor pour Rouletabille. Il y puisa, comme il lui plaisait, au fur et à mesure de ses besoins, qui n’étaient point grands. Par exemple, il se fit «pêcheur d’oranges». C’est dans le moment qu’il exerçait cette lucrative profession qu’il fit connaissance, un beau matin, sur les quais, d’un journaliste de Paris, M. Gaston Leroux, et cette rencontre devait avoir par la suite une telle influence sur la destinée de Rouletabille que je ne crois point superflu de donner ici l’article où le rédacteur du Matin a rapporté cette mémorable entrevue: