– Est-ce que Fabrice est amoureux de toi?
– Oui, répondit-elle avec indifférence, comme si cela allait de soi.
– Et toi, tu l'aimes?
– Je suis sa fiancée.
– Sa fiancée! Mais alors, tu dois le voir très souvent.
– Tous les jours, à l'école.
– Ah non, pas tous les jours. Pas le samedi et le dimanche.
Silence distant.
– Et le soir non plus, tu ne le vois pas. Pourtant, c'est surtout le soir que les fiancés doivent se voir. Pour aller au cinéma.
– Il n'y a pas de cinéma à San Li Tun.
– Il y a un cinéma à l'Alliance française, près de Wai Jiao Ta Lu.
– Mais maman ne me permet pas de sortir d'ici.
– Et pourquoi Fabrice ne vient pas te voir à San Li Tun?
Silence.
– A vélo, ça prend un quart d'heure. J'y vais tous les jours, moi.
– Maman dit que c'est dangereux de sortir.
– Et alors? Fabrice a peur? Je sors tous les jours, moi.
– Ses parents ne lui permettent pas.
– Et il obéit?
Silence.
– Je lui demanderai de venir me voir demain à San Li Tun. Tu verras, il le fera. Il fait tout ce que je lui demande.
– Ah non! S'il t'aime, il doit y penser tout seul. Sinon, ça n'a aucune valeur.
– Il m'aime.
– Alors, pourquoi il ne vient pas?
Silence.
– Peut-être que Fabrice a une autre fiancée à Wai Jiao Ta Lu, lançai-je à titre d'hypothèse.
Elena rit avec dédain.
– Les autres filles sont bien moins jolies que moi.
– Tu n'en sais rien. Elles ne vont pas toutes à l'Ecole française. Les Anglaises, par exemple.
– Les Anglaises! rit la petite Italienne, comme si ce simple énoncé écartait les soupçons.
– Eh bien quoi, les Anglaises? Il y a lady Godiva.
Elena me regarda avec des points d'interrogation dans les yeux. Et je lui expliquai que les Anglaises avaient pour habitude de se promener toutes nues, à cheval, vêtues de très longs cheveux.
– Mais il n'y a pas de chevaux dans les ghettos, dit-elle froidement.
– Si tu crois que c'est ça qui dérange les Anglaises.
Ma bien-aimée s'en fut d'un pas rapide. C'était la première fois que je la voyais marcher vite.
Son visage n'avait affiché aucune blessure, mais j'étais certaine d'avoir atteint au moins son orgueil, sinon un cœur dont l'existence ne me fut jamais attestée.
Je ressentis un triomphe éclatant.
Je ne sus rien de l'éventuelle bigamie de mon rival. Tout ce que je sus, c'est qu'Elena rompit ses fiançailles le lendemain. Elle le fit avec une indifférence exemplaire. Je fus très fière de son absence de sentiment.
Le prestige du séducteur à longs cheveux en prit un sacré coup.
Je jubilais.
Ce fut la seconde fois que je rendis grâce au communisme chinois.
A l'approche de l'hiver, la guerre s'intensifiait. En effet, quand les glaces auraient pris le ghetto, nous savions que nous serions tous réquisitionnés, volens nolens, pour faire sauter à coups de pioche les océans de verglas qui immobiliseraient les véhicules. Il fallait donc expectorer à l'avance notre quota d'agressivité.
Nous ne nous refusions rien. Nous étions particulièrement fiers de notre nouveau détachement que nous appelions «la cohorte des vomisseurs».
Nous avions découvert que certains d'entre nous possédaient une grâce d'élection: les fées qui s'étaient penchées sur leur berceau les avaient rendus capables de vomir presque à volonté.
Il suffisait que leur estomac fût lesté pour qu'il fût à même de se délester. Ces gens forçaient l'admiration. La plupart d'entre eux recouraient à la méthode classique du doigt enfoncé dans le gosier. Mais certains étaient beaucoup plus impressionnants: ils s'exécutaient par le seul pouvoir de leur volonté. Par une extraordinaire pénétration spirituelle, ils avaient accès aux centres émétiques du cerveau: ils se concentraient un peu et le tour était joué.
L'entretien de la cohorte des vomisseurs évoquait celui de certains avions: il fallait pouvoir les ravitailler en vol. Nous avions bien compris que vomir à vide n'était pas rationnel.
Les plus inutiles d'entre nous furent donc préposés au carburant émétique: ils devaient dérober aux cuisiniers chinois de la nourriture facile à manger. Les adultes eurent à constater d'importantes disparitions de petits-beurre, de raisins secs, de Vache qui rit, de lait concentré sucré, de chocolat et surtout d'huile et de café soluble – car nous avions découvert îa pierre philosophale du vomi: un mélange d'huile de salade et de café soluble. C'était ce qui ressortait le plus vite.
(Détail émouvant: aucune des denrées précitées n'était disponible à Pékin. Tous les trois mois, nos parents devaient aller à Hong Kong pour le ravitaillement. Ces voyages leur coûtaient cher. Nous vomissions donc pour beaucoup d'argent.)
Le critère était le poids: les produits devaient être légers à transporter, ce qui éliminait d'emblée tous les aliments en bocaux de verre. Ceux qui véhiculaient tant de nourriture étaient appelés les «réservoirs». Un vomisseur devait toujours être escorté d'au moins un réservoir. De belles amitiés pouvaient naître de ces relations complémentaires.
Pour les Allemands, il n'y avait pas de torture plus terrible. Les immersions dans l'arme secrète les faisaient souvent pleurer, mais avec dignité. Le dégueulis avait raison de leur honneur: ils hurlaient d'horreur dès que la substance les touchait, comme s'il s'était agi d'acide sulfurique. Un jour, l'un d'entre eux fut tellement dégoûté de cette aspersion qu'il vomit lui-même, pour notre plus grande joie.
Certes, la santé des vomisseurs se détraquait très vite. Mais ce sacerdoce leur valait tant de louanges de notre part qu'ils acceptaient le préjudice physique avec sérénité.
A mes yeux, leur prestige était sans égal. Je rêvais de faire partie de la cohorte. Hélas, je n'avais aucune disposition pour y être enrôlée. J'avais beau avaler l'horrible pierre philosophale, je n'obtenais pas le résultat escompté.
Or, il fallait absolument que je réussisse une action d'éclat. Sans cela, Elena ne voudrait jamais de moi.
Je m'y préparais en grand secret.
Entre-temps, à l'école, ma bien-aimée avait repris sa solitude ambulatoire.
Mais je savais désormais qu'elle n'était pas inaccessible. Aussi la collais-je à chaque récréation, inconsciente de la sottise d'une telle méthode.
Je marchais à côté d'elle en lui parlant. Elle semblait à peine m'entendre. Cela m'était presque égal: son extrême beauté m'empêchait de penser.
Car Elena était vraiment superbe. Sa grâce italienne, exquise de civilisation, d'élégance et d'esprit, se mêlait au sang amérindien de sa mère, avec tout le lyrisme sauvage des sacrifices humains et autres admirables barbaries que ma naïveté pittoresque y attache encore. Le regard de la belle distillait à la fois le curare et Raphaël: de quoi tomber raide mort en une seconde.
Et la petite fille le savait bien. Ce jour-là, dans la cour de l'école, je ne pus m'empêcher de lui dire ce grand classique qui, dans ma bouche, était un inédit d'une sincérité sans bornes:
– Tu es si belle que pour toi je ferais n'importe quoi.
– On me l'a déjà dit, observa-t-elle avec indifférence.
– Mais moi, c'est vrai, enchaînai-je, consciente du in cauda venenum que sous-entendait ma réponse, eu égard à la récente affaire Fabrice.
J'eus droit à un petit regard narquois qui semblait dire: «Tu crois que tu me blesses?»
Car il fallait en convenir: autant le Français avait souffert de la rupture, autant l'Italienne n'avait rien ressenti du tout, prouvant ainsi qu'elle n'avait jamais aimé son fiancé.
– Alors tu ferais n'importe quoi pour moi? reprit-elle d'un ton amusé.
– Oui! dis-je, espérant qu'elle m'ordonnerait le pire.
– Eh bien, je veux que tu fasses vingt fois le tour
de la cour en courant, sans t'arrêter.
A l'énoncé, l'épreuve me parut dérisoire. Je partis à l'instant. Je courais comme un bolide, folle de joie. Mon enthousiasme décrut dès le dixième tour. Il chuta davantage quand je constatai qu'Elena ne me regardait pas, et pour cause: un ridicule était venu lui parler.
Je remplis néanmoins mon contrat, trop loyale (trop sotte) pour mentir, puis je vins au-devant de la belle et du tiers.
– Voilà, dis-je.
– Quoi? daigna-t-elle demander.
– J'ai fait vingt fois le tour de la cour.
– Ah. J'avais oublié. Recommence, je ne t'ai pas vue.
Je repartis à l'instant. Je vis qu'elle ne me regardait pas davantage. Mais rien n'eût pu m'arrêter. Je découvrais que j'étais heureuse de courir: ma passion trouvait dans la vitesse des foulées une noble manière de s'exprimer et à défaut de récolter ce que j'espérais, j'éprouvais de grands élans de ferveur.
– Revoilà.
– Bien, dit-elle sans avoir l'air de me remarquer.
Encore vingt tours.
Ni elle ni le ridicule ne semblaient même me voir.
Je courais. Je me répétais avec un début d'extase que je courais par amour. Simultanément, je sentais l'asthme s'emparer de moi. Pire: je me rappelais avoir dit à Elena que j'étais asthmatique. Elle ne savait pas ce que c'était et je le lui avais expliqué; elle m'avait écoutée avec intérêt, pour une fois.
Elle m'avait donc donné cet ordre en pleine connaissance de cause.
Au terme des soixante tours, je revins à ma bien-aimée.
– Recommence.
– Tu te souviens de ce que je t'avais dit? demandai-je timidement.
– Quoi donc?
– L'asthme.
– Crois-tu que je te demanderais de courir si je ne m'en souvenais pas? répondit-elle avec une indifférence absolue.
Subjuguée, je repartis.
Etat second. Je courais. Une voix soliloquait dans ma tête: «Tu veux que je me sabote pour toi? C'est merveilleux. C'est digne de toi et digne de moi. Tu verras jusqu'où j'irai.»
Saboter était un verbe qui trouvait du répondant en moi. Je n'avais aucune notion d'étymologie mais dans «saboter», j'entendais sabot, et les sabots, c'étaient les pieds de mon cheval, c'étaient donc mes pieds véritables. Elena voulait que je me sabote pour elle: c'était vouloir que j'écrase mon être sous ce galop. Et je courais en pensant que le sol était mon corps et que je le piétinais pour obéir à la belle et que je le piétinerais jusqu'à son agonie. Je souriais à cette perspective magnifique et j'accélérais mon sabotage en passant à la vitesse supérieure.