Nous, nous trouvions mesquines ces limitations géographiques. La guerre n'avait pas commencé à Pékin en 1972. Son origine était européenne et remontait à 1939.

Quelques intellectuels en herbe firent remarquer qu'il y avait eu l'armistice de 1945. Nous les traitâmes de naïfs. En 1945, il s'était passé la même chose qu'en 1918: les soldats avaient levé les pouces pour souffler.

Nous avions soufflé et l'ennemi n'avait pas changé. Comme quoi tout ne foutait pas le camp.

L'un des épisodes les plus terribles de la guerre fut la bataille de l'hôpital et ses conséquences.

Parmi les secrets militaires que chaque Allié avait à taire, il y avait l'hôpital.

Nous avions laissé la fameuse caisse de déménagement à sa place initiale. De l'extérieur, notre installation était invisible.

La règle était qu'il fallait entrer à l'hôpital de la manière la plus subreptice possible, et toujours un à un. Cela ne posait aucun problème: le container longeait un mur près de la briqueterie. S'y faufiler sans être vu était – on peut le dire – un jeu d'enfant.

D'ailleurs, il n'y avait pas d'espions plus médiocres que les Allemands. Ils n'avaient localisé aucune de nos bases. La guerre était trop facile avec eux.

A moins d'un mouchard, nous n'avions rien à craindre. Et il était impossible qu'il y eût un traître parmi nous. Si nos rangs comportaient quelques lâches, ils ne comptaient aucun félon.

Tomber aux mains de l'ennemi consistait à se faire rosser: c'était un mauvais moment à passer mais nous le supportions tous. Nous trouvions que ce genre de sévice ne constituait pas une torture. Il ne nous fût jamais venu à l'esprit que l'un des nôtres eût pu trahir un secret militaire pour se dérober à un châtiment aussi insignifiant.

Ce fut pourtant ce qui se produisit.

Elena avait un frère âgé de dix ans. Autant elle impressionnait par sa beauté et sa hauteur, autant Claudio incarnait le ridicule. Non qu'il fût laid ou contrefait, mais il se dégageait de ses moindres attitudes une afféterie veule, une petitesse et un manque de conviction qui énervaient dès les premières minutes. En plus, à l'exemple de sa sœur, il était toujours tiré à quatre épingles, sa raie sur le côté ne déviait jamais, ses cheveux trop bien peignés brillaient de propreté et ses vêtements repassés dans les plis semblaient sortis d'un catalogue de mode pour enfants d'apparatchiks.

Nous le haïssions tous pour ces motifs excellents. Nous ne pouvions cependant pas lui refuser l'enrôlement. Elena trouvait la guerre ridicule et nous regardait de haut. Claudio, lui, y vit un moyen d'intégration sociale et se prostitua pour être admis parmi nous.

Il le fut. Nous ne pouvions pas risquer de nous brouiller avec nos nombreux soldats italiens – dont la précieuse Jihan – en n'acceptant pas l'un de leurs compatriotes. C'était d'autant plus irritant qu'eux-mêmes détestaient le nouveau, mais leur susceptibilité regorgeait de paradoxes déroutants.

Ce n'était pas grave. Claudio serait un mauvais soldat, voilà tout. L'armée ne pouvait pas compter que des héros.

Deux semaines après son adoubement, lors d'une empoignade, le frère d'Elena fut capturé par les Allemands. Nous n'avions jamais vu quelqu'un se défendre aussi mal et courir aussi lentement.

Au fond, nous étions contents. L'idée des coups qu'il allait recevoir nous faisait jubiler. Nous en éprouvions une véritable sympathie pour l'ennemi, d'autant que le petit Italien était douillet comme personne et que sa mère le couvait jusqu'au paroxysme.

Claudio revint en boitant. Il ne portait aucune trace de gnons ou autres meurtrissures. Il dit en pleurnichant que les Allemands lui avaient tordu le pied à 360 degrés. Nous fûmes étonnés de ces nouvelles manières.

Le lendemain, une offensive teutonne réduisit l'hôpital en sciure de bois et le frère d'Elena oublia de boiter. Nous avions compris. Claudio parlait mal l'anglais, mais suffisamment pour trahir.

(L'anglais était notre langue de communication avec l'ennemi. Comme nos échanges se limitaient en général à des coups ou à des tortures, nous n'avions jamais à nous servir de cet idiome. Tous les Alliés parlaient français: ce phénomène me paraissait aller de soi.)

Les soldats italiens furent les plus empressés à réclamer un châtiment pour le mouchard. Nous tenions conseil de guerre quand Claudio nous révéla l'ampleur de sa lâcheté: sa mère en personne vint nous intimer l'ordre d'épargner le pauvre petit. «Et si vous touchez à un cheveu de mon fils, je vous flanquerai la raclée de votre vie!» nous dit-elle avec un regard effrayant.

L'accusé fut gracié mais devint le symbole vivant de la bassesse. Nous le méprisions à un point extraordinaire.

Tout m'était bon pour nouer des liens avec Elena. Elle avait certainement eu vent de l'affaire à travers son frère et sa mère. Je lui racontai notre version.

Son air hautain ne put cacher une certaine douleur. Je la comprenais: si André ou Juliette s'étaient rendus coupables d'une telle félonie, leur déshonneur eût rejailli sur moi.

C'était d'ailleurs dans cette perspective que j'avais dit la chose à Elena. Je voulais être celle qui la verrait vulnérable. Or, une créature aussi sublime ne pouvait avoir d'autre point faible que son frère.

Il allait de soi qu'elle ne s'avouerait pas vaincue.

– De toute façon, la guerre est ridicule, dit-elle avec son dédain habituel.

– Ridicule ou pas, Claudio a pleuré pour faire cette guerre avec nous.

Elle savait que mon argument était imparable. Elle n'y répondit pas et se calfeutra dans son silence suffisant.

Mais l'espace d'un instant je l'avais vue souffrir. Pendant une seconde, elle n'avait pas été hors d'atteinte.

Je ressentis cela comme une bouleversante victoire amoureuse.

A l'aube, dans mon lit, je repassai la scène.

Il me semblait vraiment avoir touché au sublime.

Existe-t-il, au sein de quelque culture mondiale, un épisode mythologique de ce genre: «L'amoureux éconduit, dans l'espoir d'atteindre l'inaccessible bien-aimée, vient lui annoncer que son frère a trahi»?

A ma connaissance, une telle scène n'a trouvé nulle part son illustration tragique. Les grands classiques n'auraient pas admis une conduite aussi basse.

Le côté méprisable de cette attitude m'échappait totalement. Et même si j'en avais été consciente, je ne pense pas que cela m'eût dérangée: cet amour m'inspirait un tel oubli de moi que je n'eusse pas hésité à me couvrir d'opprobre. Qu'importait ma valeur, désormais? Elle n'importait pas puisque je n'étais rien. Aussi longtemps que j'avais été le centre du monde, j'avais eu un rang à tenir. A présent, c'était au rang d'Elena qu'il fallait veiller.

Je bénissais l'existence de Claudio. Sans lui, aucune brèche, aucun accès, sinon au cœur, au moins à l'honneur de ma bien-aimée.

Je repassais la scène: moi, venant au-devant de son indifférence coutumière. Elle, belle, seulement belle, ne daignant pas faire autre chose qu'être belle.

Et puis les paroles honteuses: ton frère, ma bien-aimée, ton frère que tu n'aimes pas – tu n'aimes personne, sauf toi-même – mais qui est ton frère, inséparable de ton prestige, ton frère, ma divine, est un pleutre et un félon de première classe.

Ce moment infime et sublime où j'avais vu que, à cause de ma nouvelle, quelque chose, en toi, quelque chose d'indéfinissable – et donc d'important – était à nu! Par moi!

Mon but n'avait pas été de te faire souffrir. D'ailleurs, le but de cet amour m'était inconnu. Seulement, pour servir ma passion, il avait fallu que je provoque en toi une émotion vraie, n'importe laquelle.

Cette petite douleur derrière ton regard, quelle consécration pour moi!

Je repassais la scène avec arrêt sur image. Une transe amoureuse s'emparait de moi. Désormais, pour Elena, je serais quelqu'un.

Il faudrait continuer. Elle allait encore souffrir. J'étais trop lâche pour faire du mal moi-même, mais je m'efforcerais de trouver toutes les informations qui pussent la blesser, et je ne manquerais jamais d'être celle qui apporte la mauvaise nouvelle.

J'en arrivais à nourrir des rêves incongrus. La mère d'Elena se tuerait au volant. L'ambassadeur d'Italie dégraderait son père. Claudio se promènerait avec un pantalon troué aux fesses, sans en être conscient, et serait la risée du ghetto.

Autant de catastrophes qui obéissaient à cette règle: ne jamais atteindre la personne même d'Elena, mais ceux qui comptaient pour elle.

Ces fantasmes me ravissaient au plus profond de mon être. J'arrivais au-devant de ma bien-aimée, l'air terriblement grave, et je disais d'une voix lente, solennelle: «Elena, ta mère est morte», ou: «Ton frère a perdu son honneur.»

La douleur te fouettait le visage: vision qui me transperçait le cœur et qui me faisait t'aimer plus encore.

Oui, ma bien-aimée, tu souffres par moi, ce n'est pas que j'aime la souffrance, si je pouvais te donner du bonheur, ce serait mieux, seulement j'ai bien compris que ce n'était pas possible, pour que je sois capable de t'apporter du bonheur, il faudrait d'abord que tu m'aimes, et tu ne m'aimes pas, tandis que pour te donner du malheur, il n'est pas nécessaire que tu m'aimes, et puis, pour te rendre heureuse, il faudrait d'abord que tu sois malheureuse – comment rendre heureux quelqu'un d'heureux -, donc, il faut que je te rende malheureuse pour avoir une chance de te rendre heureuse après, de toute façon, ce qui compte, c'est que ce soit à cause de moi, ma bien-aimée, si tu pouvais éprouver pour moi le dixième de ce que j'éprouve pour toi, tu serais heureuse de souffrir, à l'idée du plaisir que tu me ferais en souffrant.

Je me pâmais de délices.

Il fallut trouver un nouvel hôpital.

Il n'était plus question de nous installer dans une caisse de déménagement. En fait, nous n'avions pas l'embarras du choix. Il fut inévitable d'administrer les soins de santé au même endroit où nous préparions et conservions l'arme secrète. Ce n'était pas très hygiénique, mais la Chine nous avait habitués à la saleté.

Les lits de Renmin Ribao furent donc reconstitués au dernier étage de l'escalier de secours de l'immeuble le plus élevé de San Li Tun. La cuve à urine trônait au centre de ce dortoir acrobatique.

Les Allemands avaient été assez bêtes pour épargner nos réserves de gaze stérile, de vitamine C et de soupes en sachets. Elles furent entreposées dans des sacs à dos que nous suspendîmes aux rampes de l'escalier métallique. Comme la pluie était rarissime à Pékin, notre installation ne risquait pas grand-chose. Mais cette base secrète devenait beaucoup plus visible. Il eût suffi que les Teutons lèvent le nez et regardent avec attention pour nous repérer. Nous n'avions jamais été assez stupides pour y transporter un prisonnier: quand nous voulions torturer une victime, nous descendions l'arme secrète.


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