– J'dis pas, mais vous savez, les soldats, i's abîment tout. Ah quelle misère que c'te guerre!
– Alors comme ça, combien ça s'ra, la location de la table et aussi pour faire chauffer quelque chose sur le fourneau?
– Ça s'ra vingt sous par jour, articula l'hôtesse avec contrainte, comme si on lui extorquait cette somme.
– C'est cher, dit Lamuse.
– C'est c'que donnaient les autres qui étaient ici, et même i's étaient bien gentils, ces messieurs, et on profitait de leur manger. J'sais bien que pour les soldats c'est pas difficile. Si vous trouvez qu'c'est trop cher, j'suis pas en peine d'trouver d'autres clients pour c'te chambre et c'te table et l'fourneau, et qui seront pas douze. I' va en v'nir tout le temps et qui paieraient même plus cher encore si on voulait. Douze!…
– J'dis «c'est cher», mais enfin, ça ira, se hâta d'ajouter Lamuse, hein, vous autres?
À cette interrogation de pure forme, nous opinons.
– On boirait bien un p'tit coup, fit Lamuse. Vous vendez du vin?
– Non, dit la bonne femme.
Elle ajouta avec un tremblotement de colère:
– Vous comprenez, l'autorité militaire force ceux qui tiennent du vin à le vendre quinze sous. Quinze sous! Quelle misère que c'te maudite guerre! On y perd, à quinze sous, monsieur. Alors, j'n'en vends pas d'vin. J'ai bien du vin pour nous. J'dis pas que quéqu'fois, pour obliger, j'en cède pas à des gens qu'on connait, des gens qui comprennent les choses, mais vous pensez bien, messieurs, pas pour quinze sous.
Lamuse fait partie de ces gens qui comprennent les choses. Il empoigne son bidon qui pend par habitude à son flanc.
– Donnez-m'en un litre. Ce s'ra combien?
– Ce s'ra vingt-deux sous, l'prix qu'i' m'coûte. Mais vous savez, c'est pour vous obliger parce que vous êtes des militaires.
Barque, à bout de patience, grommelle quelque chose à l'écart. La femme lui jette de côté un regard hargneux et elle fait le geste de rendre le bidon à Lamuse.
Mais Lamuse, lancé dans l'espoir de boire enfin du vin, et dont la joue rougit, comme si le liquide y déteignait déjà doucement, s'empresse d'intervenir:
– N'ayez pas peur, c'est entre nous, la mère, on vous trahira pas.
Elle déblatère, immobile et aigre, contre le tarifage du vin. Et, vaincu par la concupiscence, Lamuse pousse l'abaissement et la capitulation de conscience jusqu'à lui dire:
– Que voulez-vous, madame, c'est militaire! Faut pas essayer de comprendre.
Elle nous conduit dans le cellier. Trois gros tonneaux remplissent ce réduit de leurs rotondités imposantes.
– C'est là vot' petite provision personnelle?
– Elle sait y faire, la vieille, ronchonne Barque.
La mégère se retourne, agressive.
– Vous ne voudrez pas qu'on se ruine à cette misère de guerre! C'est assez de tout l'argent qu'on perd à ci et à ça.
– À quoi? insiste Barque.
– On voit que vous n'risquez pas vot'argent, vous.
– Non, nous ne risquons que not'peau.
On s'interpose, inquiets du tour dangereux pour nos intérêts immédiats que prend ce colloque. Cependant la porte du cellier est secouée et une voix d'homme la traverse:
– Eh, Palmyre, clame la voix.
La bonne femme s'en va clopin-clopant, en laissant prudemment la porte ouverte.
– Y a du bon! C'est j'té! nous fait Lamuse.
– Quels salauds que ces gens-là! murmure Barque, qui ne digérait pas cette réception.
– C'est t'honteux et dégueulasse, dit Marthereau.
– On dirait qu'tu vois ça pour la première fois!
– Et toi, Dumoulard, gourmande Barque, qui y dit d'un p'tit air pour sa volerie d'vin: «Que voulez-vous, c'est militaire!» Ben, mon vieux, t'as pas les foies!
– Quoi faire d'autre, quoi dire? Alors, il aurait fallu nous mettre la ceinture, pour la table et pour l'aramon? Elle nous ferait payer son vin quarante sous qu'on y prendrait tout de même, n'est-ce pas? Alors, faut s'estimer bien heureux. J'avoue, je n'étais pas rassuré, et j'drelinguais qu'a veule pas.
– J'sais bien que c'est partout et toujours la même histoire, mais c'est égal…
– I's' démerde l'habitant, ah! oui! J'faut bien qu'i' y en ait qui fassent fortune. Tout le monde ne peut pas s'faîre tuer.
– Ah! les braves populations de l'Est!
– Ben, et les braves populations du Nord!
– … Qui nous accueillent les bras ouverts!…
– La main ouverte, oui…
– J'te dis, répète Marthereau, que c'est un' honte et une dégueulasserie.
– La ferme! Rev'lâ c'te vache.
On fit un tour au cantonnement pour annoncer la réussite de la chose; on alla aux emplettes. Quand nous revînmes dans notre nouvelle salle à manger, nous fûmes bousculés par les préparatifs du déjeuner. Barque était allé à la distribution, et était parvenu à se faire donner directement, grâce à ses relations personnelles avec le chef, rebelle en principe à ce fractionnement des parts, les pommes de terre et la viande qui constituaient la portion des quinze hommes de l'escouade.
Il avait acheté du saindoux – une petite boule pour quatorze sous – on ferait des frites. Il avait acquis aussi des petits pois en conserve: quatre boîtes. La boîte de veau à la gelée de Mesnil André servirait de hors-d'œuvre.
– Tout ça, ça n'aura rien de sale! dit Lamuse, ravi.
On inspecta la cuisine. Barque circulait, avec bonheur, autour de la cuisinière de fonte qui meublait de sa masse chaude et respirante un côté de cette pièce.
– J'ai ajouté en douce une cocotte pour la soupe, me souffla-t-il.
Il souleva le couvercle de la marmite.
– C'feu n'est pas très fort. V'là une demi-heure de temps que j'y ai fichu la barbaque et l'eau est encore propre.
L'instant d'après, on l'entendit qui discutait avec l'hôtesse. C'était à cause de cette marmite supplémentaire: elle n'avait plus assez de place sur son fourneau; on lui avait dit qu'on n'avait besoin que d'une casserole; et elle l'avait cru; si elle avait su qu'on lui ferait des difficultés, elle n'aurait pas loué cette chambre. Barque répondit, plaisanta et, bon enfant, parvînt à calmer ce monstre.
Les autres, un à un, arrivèrent. Ils clignaient de l'œil, se frottaient les mains, pleins de rêves succulents, comme les invités d'un repas de noces.
En s'arrachant de l'éblouissement du dehors, et en pénétrant dans ce cube de noir, ils ont les yeux crevés et restent là quelques minutes, perdus, comme des hiboux.
– C'est pas très clarteux, dit Mesnil Joseph.
– Ben, mon vieux, qu'est-ce qu'il te faut!
Les autres s'exclament en chœur:
– On est bougrement bien, ici.
Et on voit les têtes remuer et faire oui, dans ce crépuscule de cave.
Un incident: Farfadet s'étant frotté par inadvertance au mur mou et sale, le mur a déteint sur son épaule en une large tache si noire qu'elle se voit, même ici. Farfadet, soigneux de sa personne, grognonne et, pour éviter une seconde fois le contact du mur, il heurte la table et fait tomber sa cuiller par terre. Il se baisse et tâtonne sur le sol raboteux où durant des années la poussière et les toiles d'araignée sont retombées en silence. Quand il retrouve l'ustensile, celui-ci est tout charbonneux et des filaments en pendent. Évidemment, laisser tomber quelque chose par terre est une catastrophe. Il faut vivre ici avec précaution.
Lamuse pose entre deux couverts sa main grasse comme de la charcuterie.
– Allons, à table!
On mange. Le repas est abondant et de fine qualité. Le bruit des conversations se mélange à celui des bouteilles qui se vident et des mâchoires qui s'emplissent. Pendant qu'on savoure la joie de le savourer assis, une lueur filtre par le soupirail et enveloppe d'une aube poussiéreuse un pan d'atmosphère et un carré de la table, allume d'un reflet un couvert, une visière, un œil. Je regarde à la dérobée cette petite fête lugubre, où la gaieté déborde.
Biquet raconte ses tribulations suppliantes pour trouver une blanchisseuse qui consente à lui rendre le service d'laver du linge, mais «c'était chérot, foutre!» Tulacque décrit la queue qu'on fait devant l'épicier: on n'a pas le droit d'entrer; on est parqué dehors comme des moutons.
– Et malgré qu'tu soyes dehors, si tu n'es pas content et qu'tu l'ouvres trop, on t'expulse de là.
Quelles nouvelles encore? Le rapport édicte des sanctions sévères contre les déprédations chez l'habitant et contient déjà une liste de punitions. – Volpatte est évacué. – Les hommes de la classe 93 vont aller à l'arrière: Pépère en est.