– Plusieurs mois…

La conversation, presque éteinte, se ranime en flammes vives, à l'évocation de l'époque d'abondance.

– On voyait, dit Paradis, comme dans un rêve, des poilus s'couler à l'long et à derrière les piaules, en rentrant au cantonnement, avec des poules autour du cylindre et, sous chaque abattis, un lapin emprunté à un bonhomme ou à une bonne femme qu'on n'avait pas vu, et qu'on n'reverra pas.

Et on pense au goût lointain du poulet et du lapin.

– Y avait des choses qu'on payait. L'pognon, i' dansait aussi, va. On était encore aux as, en c'temps-là.

– C'est des cent mille francs qui ont roulé dans les boutiques.

– Des millions, oui. C'était toute la journée un gaspillage dont t'as pas une idée d'ssus, une espèce de fête surnaturelle.

– Crois-moi ou crois-moi pas, dit Blaire à Cadilhac, mais au milieu de tout ça, comme ici et comme partout où c'qu'on passe, ce qu'on avait le moins, c'était le feu. Il fallait courir après, l'trouver, l'gagner, quoi. Ah! mon vieux, c'qu'on a couru après le feu!…

– Nous, nous étions dans le cantonnement de la C.H.R. Là, l'cuistot, c'était le grand Martin César. Il était à la hauteur, lui, pour dégoter du bois.

– Ah! oui, lui, c'était un as. Y a pas à tortiller du croupion, i' savait y faire!

– Toujours du feu dans sa cuistance, toujours, ma vieille cloche. Tu rechassais des cuistots qui bagotaient dans les rues en tous sens, en chialant parce qu'ils n'avaient pas d'bois ni d'charbon; lui, il avait du feu. Quand i' n'avait pas rien, i' disait: «T'occupe pas, j'vas m'démieller.» Et c'était pas long.

– Il attigeait même, on peut l'dire. La première fois que j'l'ai zévu dans sa cuisine, tu sais avec quoi i' f'sait mijoter la tambouille? Avec un violon qu'il avait trouvé dans la maison.

– C'est vache, tout de même, dit Mesnil André. J'sais bien qu'un violon, ça sert pas à grand-chose pour l'utilité, mais, tout d'même…

– D'autres fois, il s'est servi des queues de billard. Zizi a tout juste pu en grouper une pour se faire une canne. Le reste, au feu. Après, les fauteuils du salon, qui étaient en acajou, y ont passé en douce. I' les zigouillait et les découpait pendant la nuit, parce qu'un gradé aurait pu trouver à redire.

– Il allait fort, dit Pépin… Nous, on s'est occupé avec un vieux meuble qui nous a fait quinze jours.

– Pourquoi aussi qu'on n'a rien de rien? Faut faire la soupe, zéro bois, zéro charbon. Après la distribution, t'es là avec tes croches vides devant l'tas de bidoche, au milieu des copains qui s'fichent de toi en attendant qu'ils t'engueulent. Alors quoi?

– C'est l'métier qui veut ça. C'est pas nous.

– Les officiers ne disaient trop rien quand on chapardait?

– I' s'en foutaient eux-mêmes plein la lampe, et comment! Tu t'rappelles, Desmaisons, le coup du lieutenant Virvin défonçant la porte d'une cave d'un coup de hache? Même qu'un poilu l'a vu et qu'il lui a donné la porte pour en faire du bois à brûler, à cette fin que l'copain i' n'aille pas ébruéter la chose.

– Et c'pauv' Saladin, l'officier de ravitaillement: on l'a rencontré entre chien et loup, sortant d'un sous-sol avec deux bouteilles de blanc dans chaque bras, le frère. On aurait dit une nourrice portant quatre lardons. Comme il a été repéré, il a été obligé de redescendre dans la mine aux bouteilles et d'en distribuer à tout le monde. Même que l'caporal Bertrand, qu'a des principes, n'as pas voulu en boire. Ah! tu t'rappelles, saucisse à pattes!

– Où c'qu'il est maintenant le cuisinier qui trouvait toujours du feu? demanda Cadilhac.

– Il est mort. Une marmite est tombée dans sa marmite. Il n'a rien eu, mais il est tout de même mort d'saisissement quand il a vu son macaroni les jambes en l'air; un spasme du cœur, qu'a dit le toubi. Il avait l'cœur faible; i' n'était fort que pour trouver du bois. On l'a enterré proprement. On lui a fait un cercueil avec le parquet d'une chambre; on a ajusté ensemble les planches avec les clous des tableaux de la maison, et on se servait de briques pour les enfoncer. Pendant qu'on l'transportait, je m'disais: «Heureusement pour lui, qu'il est mort: s'i' voyait ça, i' pourrait jamais s'consoler d'avoir pas pensé aux planches du parquet pour son feu.» Ah! l'sacré numéro, l'enfant de cochon!

– L'troufion se démerde bien sur le dos du copain. Quand tu filoches devant une corvée ou qu'tu prends l'bon morceau ou la bonne place, c'est les autres qui écopent, philosopha Volpatte.

– Moi, dit Lamuse, je m'suis souvent démerdé pour ne pas monter aux tranchées, et j'compte pas les fois qu'j'y ai coupé. Ça, je l'avoue. Mais, quand des copains sont en danger, j'suis pus chercheur de filon, j'suis pus démerdard. J'oublie mon uniforme, j'oublie tout. J'vois des hommes et j'marche. Mais, autrement, mon vieux, j'pense à bibi.

Les affirmations de Lamuse ne sont pas de vains mots. C'est un virtuose du tirage au flanc, en effet; néanmoins, il a sauvé la vie à des blessés en allant les chercher sous la fusillade.

Il explique le fait sans forfanterie:

– On était couchés tous dans l'herbe. Ça buquait. Pan! pan! Zim, zim… Quand j'les ai vus attigés, je me suis levé – malgré qu'on m'gueulait: «Couche-toi!» J'pouvais pas les laisser comme ça. J'n'ai pas d'mérite, pisque je n'pouvais pas faire autrement.

Presque tous les gars de l'escouade ont quelque haut fait militaire à leur actif et, successivement, les croix de guerre se sont alignées sur leurs poitrines.

– Moi, dit Biquet, j'ai pas sauvé des Français, mais j'ai poiré des Boches.

Aux attaques de mai, il a filé en avant; on l'a vu disparaître comme un point, et il est revenu avec quatre gaillards à casquette.

– Moi, j'en ai tué, dit Tulacque.

Il y a deux mois, il en a aligné neuf, avec une coquetterie orgueilleuse, devant la tranchée prise.

– Mais, ajoute-t-il, c'est surtout après l'officier boche que j'en ai.

– Ah! les vaches!

Ils ont crié cela plusieurs à la fois, du fond d'eux-mêmes.

– Ah! mon vieux, dit Tirloir, on parle de la sale race boche. Les hommes de troupe, j'sais pas si c'est vrai ou si on nous monte le coup là-dessus aussi, et si, au fond, ce ne sont pas des hommes à peu près comme nous.

– C'est probablement des hommes comme nous, fait Eudore.

– Savoir! s'écrie Cocon.

– En tous les cas, on n'est pas fixé pour les hommes, reprend Tirloir, mais les officiers allemands, non, non, non: pas des hommes, des monstres. Mon vieux, c'est vraiment une sale vermine spéciale. Tu peux dire que c'est les microbes de la guerre. Il faut les avoir vus de près, ces affreux grands raides, maigres comme des clous, et qui ont tout de même des têtes de veaux.

– Ou bien des tas qui ont tout de même des gueules de serpent.

Tirloir poursuit:

– J'en ai vu un, prisonnier, une fois, en r'venant de liaison. La dégoûtante carne! Un colonel prussien qui avait une couronne de prince, qu'on m'a dit, et un blason en or sur ses cuirs. I ram'nait-i' pas, pendant qu'on l'emmenait dans le boyau, parce qu'on s'était permis de l'frôler en passant! Et i' r'gardait tout le monde du haut de son col! J'm'ai dit: «Attends, ma vieille, j'vas t'faire râler, moi!» J'ai pris mon temps, je me suis mis en quarante derrière lui, et j'y ai balancé de toute ma force un coup de pied au cul. Mon vieux, il est tombé par terre, à moitié étranglé.

– Étranglé?

– Oui, par la fureur, quand il a compris ce qui en était, à savoir qu'il venait d'avoir son postérieur d'officier et de noble défoncé par la chaussette à clous d'un simple poilu. Il est parti à pousser des gueulements comme une femme, et à gesticuler comme un élipeptique…

– Moi, j'suis pas méchant, dit Blaire. J'ai des gosses, et ça m'turlupine, chez nous, quand il faut que je tue un cochon que je connais, mais, de ceux-là, j'en embrocherais bien un dzing en pleine armoire à linge.

– Moi aussi!

– Sans compter, dit Pépin, qu'il' ont des couvercles d'argent et des pistolets que tu peux revendre cent balles quand tu veux, et des jumelles prismatiques qu'a pas d'prix. Ah! malheur, pendant la première partie de la campagne, ce que j'en ai laissé perdre des occases! J'ai eu tout de l'emmanché à c'moment-là. C'est bien fait pour moi. Mais t'en fais pas: un casque d'argent, j'en aurai un. Écoute-moi bien, j'te jure que j'en aurai un. Il me faut pas seulement la peau, mais les frusques d'un galonné de Guillaume. T'en fais pas: j'saurai bien goupiller ça avant que la guerre finisse.

– Tu crois à la finition de la guerre, toi? demande l'un.

– T'en fais pas, répond l'autre.

Cependant, il se produit un brouhaha sur notre droite, et, subitement, on voit déboucher un groupe mouvant et sonore où des formes sombres se mêlent à des formes coloriées.

– Qu'est-ce que c'est qu'ça?

Biquet s'est aventuré pour reconnaître; il revient, et nous désignant du pouce, par-dessus son épaule, la masse bariolée:


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