Eh bien, il est arrivé pour l'hippopotame, animal essentiellement sauvage et farouche, ce qui arrive aux oiseaux dont on touche la couvée, ce qui arrive même aux animaux domestiques dont on a décimé les petits: acceptant la captivité et l'attouchement de l'homme pour elle-même, l'hippopotame ne les a pas acceptés pour sa progéniture; elle a tué son petit, non point parce qu'elle était mauvaise mère, mais parce qu'elle était trop bonne mère.

Maintenant, quoique peu de temps se soit écoulé depuis ce crime, l'hippopotame femelle se trouve déjà, comme disent nos voisins d'outre-Manche, dans un état intéressant. Que MM. les savants attendent patiemment le quatorzième mois de gestation, qu'ils séparent l'hippopotame mâle de l'hippopotame femelle, qu'ils laissent cette dernière seule avec son petit, sans la regarder, sans la toucher, en lui jetant ses carottes et ses navets par une ouverture quelconque; qu'ils prennent un autre moment que celui de la naissance de leur jeune pachyderme pour faire à coups de pistolet la chasse aux rats, et ils verront que, dans la solitude, loin du regard, de l'attouchement et de la curiosité de l'homme, la mauvaise mère redeviendra bonne mère, et qu'ils auront, comme on dit en termes de science, la satisfaction d'obtenir un produit.

Terminons ce récit par une anecdote sur MM. les savants, qui rappellera, d'une singulière façon, la spirituelle fable de _la Poule anx oeufs d'or_.

Un de mes amis, le célèbre voyageur Arnaud, avait, au péril de sa vie, ramené de l'ancienne Saba un âne hermaphrodite, tranchant, comme Alexandre, ce noeud gordien de la science, qui avait déclaré que l'hermaphrodisme était un des rêves de l'antiquité.

L'âne hermaphrodite répondait victorieusement à tous les doutes: il pouvait féconder, il pouvait être fécondé.

Les savants n'y ont pas tenu; au lieu de conserver précieusement un pareil sujet, bien autrement rare que l'hippopotame, puisqu'il était, sinon unique, du moins le seul connu, ils l'ont tué, ouvert et disséqué.

Avouez que la femelle de l'hippopotame, qui connaît peut-être l'anecdote de l'âne hermaphrodite, a bien raison de ne pas permettre aux savants de toucher à son petit.

POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS

Avez-vous remarqué ceci:

Tous les peintres aiment la musique, tandis que tous les poètes, ou la détestent, ou la comprennent mal, ou disent comme Charles X: «Je ne la crains pas!»

Essayons d'expliquer ce fait.

La peinture et la musique sont deux arts essentiellement sensuels.

Les musiciens et les peintres idéalistes sont des exceptions assez peu appréciées des autres peintres et des autres musiciens.

Voyez Scheffer, voyez Schubert.

Les musiciens existent dans un pays en raison inverse des poètes.

Ainsi, la Belgique, qui n'a pas un poète, pas un romancier, pas un historien, a des compositeurs respectables et des exécutants supérieurs: madame Pleyel. Vieuxtemps, Bériot, Batta, que sais-je, moi! dix autres encore. Elle a d'excellents peintres: Gallait, Wilhems, les deux Stevens, Leys.

La France, qui a des poètes à foison: Hugo, Lamartine, de Vigny, Barbier, Brizeux, Émile Deschamps, madame Desbordes-Valmore, n'a, en compositeurs, qu'Auber et Halévy.

Je ne nomme pas plus Hérold et Adam que je ne nomme Chateaubriand et de Musset: tous deux sont morts.

Maintenant, pourquoi les, peintres aiment-ils la musique?

C'est que, comme nous l'avons dit, la musique et la peinture sont deux arts sensuels.

La musique entre par les oreilles et chatouille les sens.

La peinture entre par les yeux et réjouit le coeur.

C'est la peinture et la musique qui sont soeurs, et non pas, comme le dit Horace, la peinture et la poésie.

Nous dirons pourquoi la peinture et la poésie ne sont pas soeurs.

C'est que la peinture est égoïste.

La poésie décrit un tableau: elle n'aura jamais l'idée d'y rien changer, d'en altérer les lignes, d'en transformer les personnages.

La peinture traduit la poésie: elle ne s'inquiète ni des traits arrêtés, ni des costumes traditionnels, ni des contours tracés par la plume.

Plus le peintre sera grand et individuel, plus la traduction s'éloignera de l'original.

Tant que les peintres ont été idéalistes comme Giotto, Orcagna, Benezzo Gozzoli, Beato Angelico, Mazaccio, Pérugin, Léonard de Vinci et Raphaël dans sa première manière, la poésie biblique et évangélique a été aussi bien rendue que possible.

Mais, quand Raphaël eut fait _les Sibylles_; Michel-Ange, _le Jugement dernier_; quand la peinture païenne, sous le pinceau de Carrache, se fut substituée à la peinture chrétienne; quand la Vierge fut une Niobé pleurant ses fils et non plus Marie s'évanouissant au pied de la croix; Jésus, un Minos qui juge les vivants et les morts au lieu d'un apôtre qui pleure et pardonna; le Père Éternel un Jupiter Olympien clouant implacablement Prométhée sur son rocher au lieu d'un maître compatissant se contentant de chasser Adam et Eve du paradis terrestre, la poésie et la peinture rompirent l'une avec l'autre.

À l'heure qu'il est, il est impossible qu'un poète et un peintre jugent de la même façon.

Le peintre peut voir juste à l'endroit du poète, et le poète le reconnaître; mais le peintre n'admettra jamais que le poète voie juste à l'endroit du peintre.

Ainsi, prenons, par exemple, _la Pêche miraculeuse_ de Rubens.

Le poète dira:

– C'est admirablement peint; c'est un, chef-d'oeuvre d'exécution. Le côté matériel de la couleur et de la brosse est irréprochable du moment que ce sont des pêcheurs d'Ostende ou de Blankenberghe qui tirent leurs filets; mais, si c'est le Christ avec ses apôtres, non!

– Pourquoi non?

– Dame, parce que j'ai dans l'esprit la poésie traditionnelle, du Christ, de l'homme au corps mince, aux longs cheveux blonds, à la barbe rousse, aux yeux bleus et doux, à la bouche consolatrice, aux gestes bienveillants; parce que mon Christ, à moi, c'est celui qui prêche sur la montagne; qui plaint Satan de ne pouvoir aimer; qui ressuscite la fille de Jaïr; qui pardonne à la femme adultère, et qui, de ses deux bras cloués sur la croix, bénit le monde, et que je ne vois rien de tout cela dans le Christ de _la Pêche miraculeuse_, pas plus que je ne vois un Arabe des bords du lac de Génézareth, dans ce gros et puissant gaillard à vareuse rouge qui tire la barque à lui.

Le peintre vous répondra:

– Vous n'avez pas le sens commun, mon cher ami; Rubens a vu le Christ comme l'homme au manteau rouge, et l'Arabe comme l'homme à la vareuse.

Que voulez-vous répondre à cela? Rien. Il faut admirer le côté matériel de la peinture, convenir que Rubens et Rembrandt sont les deux plus habiles peintres, qui aient jamais existé, mais se dire à soi-même; tout bas:

– Si j'avais à prier devant un Christ ou devant une Vierge Marie, ce ne serait point devant un Christ de Rubens ou une Vierge Marie de Rembrandt que je prierais.

Voilà pourquoi le peintre peut apprécier le poète au point de vue, de la poésie; voilà pourquoi le poète n'appréciera jamais le peintre au point de vue de la peinture.

Maintenant, pourquoi les poètes sont-ils si froids à l'endroit de la musique, qu'ils se contentent de ne pas la craindre, quand ils ne la haïssent pas?

Ce sera encore plus simple que ce que je viens de vous expliquer.

La poésie n'aime pas la musique, parce qu'elle est elle-même une musique. Quand la poésie a affaire à la musique, elle n'a donc point affaire à une soeur, mais à une rivale.

En effet, que la musique fasse les honneurs d'une partition à la poésie, sous prétexte de donner l'hospitalité à la poésie, elle la conduira dans le château de Procuste; elle la couchera sur son lit, c'est-à-dire sur un véritable échafaud.

Les vers qui seront trop courts, elle les tirera, au risque de les disloquer, jusqu'à ce qu'ils aient la longueur voulue.


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