«Le lendemain, au lever de l’Étoile du matin, comme l’Aurore avait chassé du ciel l’humide vapeur de l’ombre, tout à coup, venant de la forêt, effroyablement maigre, une forme humaine, un inconnu d’un étrange aspect dont toute la personne criait misère, s’avance et tend vers le rivage ses mains suppliantes. Nous le regardons: une saleté sauvage, une barbe pendant sur la poitrine, des vêtements rattachés par des épines; pour le reste, un Grec, un de ceux que leur patrie arma et envoya contre Troie. Dès qu’à notre extérieur il reconnut des Dardaniens et qu’il aperçut de loin les armes troyennes, épouvanté, il hésita un instant et s’arrêta; mais bientôt il se précipita vers le rivage, et pleurant et priant: «Je vous en supplie, s’écrie-t-il, par les astres, par les dieux d’En Haut, par cette lumière du ciel que nous respirons, enlevez-moi d’ici, Troyens! Emmenez-moi où vous voudrez! C’est tout ce que je demande. Je le sais et je l’avoue, je suis de ceux qui, descendus des vaisseaux grecs, firent la guerre aux Pénates d’Ilion. Pour ce crime, si rien ne peut en effacer l’injure, dispersez mes membres à travers les flots, engloutissez-moi dans la vaste mer. Que je périsse, soit! Mais qu’au moins je périsse de la main des hommes!» Et aussitôt il embrassa nos genoux; et il se roulait et s’attachait à nos genoux. Qui est-il? De quel sang est-il né? Quelle mauvaise fortune le poursuit? Nous l’engageons à parler, à tout nous dire. Mon père Anchise lui-même, sans plus attendre, donne la main droite à ce jeune homme, et la valeur de ce gage le rassure. Dès qu’il eut enfin déposé sa terreur: «Ithaque est ma patrie, nous dit-il: j’ai accompagné le malheureux Ulysse; je me nomme Achéménide. Mon père Adamaste était pauvre, et je partis pour Troie: plût au ciel que mon humble condition m’eût suffi! Au moment où ils fuyaient en tremblant ces lieux barbares, mes compagnons m’oublièrent et me laissèrent ici dans la vaste caverne du Cyclope. Un repaire de sang corrompu et de mets sanglants, profondément ténébreux et immense. Lui, un colosse: il frappe de la tête les hautes étoiles. Ô dieux, délivrez la terre d’un pareil fléau! Personne n’ose ni le regarder ni lui parler. Il se repaît des entrailles et du sang noir de ses victimes. Je l’ai vu, couché sur le dos au milieu de son antre, saisir de sa grande main deux d’entre nous et les écraser contre le roc: son seuil éclaboussé au loin nageait dans cette infection. Je l’ai vu manger leurs membres qui ruisselaient d’un liquide noir; et les chairs encore tièdes palpitaient sous sa dent. Mais il en fut puni. Ulysse ne supporta pas ces horreurs et, dans un si grand péril, l’homme d’Ithaque se souvint de lui-même. Comme le monstre, gorgé de nourriture et enseveli dans le vin, avait reposé sa tête appesantie et gisait à travers son antre, corps immense, vomissant en plein sommeil de la sanie et un mélange de chairs, de vin et de sang, nous, après avoir prié les puissances divines et tiré au sort chacun notre rôle, tous ensemble et de tous côtés nous fondons sur lui, nous l’entourons et d’un pieu aiguisé nous crevons son œil énorme, l’œil unique qui se cachait sous les plis farouches de son front, cet œil pareil à un bouclier d’Argos ou à l’orbe du soleil: enfin nous vengeons avec joie les ombres de nos compagnons. Mais fuyez, malheureux, fuyez, rompez vos amarres! Aussi sauvage, aussi gigantesque que ce Polyphème, qui dans le creux de son antre enferme ses brebis laineuses et presse leurs mamelles, cent autres monstrueux Cyclopes habitent ça et là dans les sinuosités du rivage et errent dans les hautes montagnes. Trois fois les cornes de la lune se sont remplies de lumière depuis que je traîne ma vie dans les forêts parmi les retraites solitaires et les tanières des bêtes sauvages, et que je vois ces vastes Cyclopes sortir de leurs rochers et que je tremble au bruit de leur pas et de leur voix. Les branches des arbres me donnent une misérable nourriture de baies et de cornouilles dures comme des pierres, et je mange des racines que j’arrache. Promenant partout mes regards, j’ai vu pour la première fois des vaisseaux, les vôtres, s’approcher du rivage. Qui que vous fussiez, je me suis livré à vous. C’était assez d’échapper à cette abominable race. Voici ma vie: prenez-la; n’importe quelle mort vaut mieux.»
«À peine avait-il parlé que nous le voyons sur le haut de la montagne, lui, le pasteur Polyphème, dont la lourde masse se meut au milieu d’un troupeau de brebis; il descend vers la rive familière, monstre horrible, informe, énorme, à qui la lumière est ravie. Un pin ébranché qu’il tient dans sa main dirige et assure ses pas. Ses brebis laineuses l’accompagnent: c’est son dernier plaisir, l’unique soulagement de son malheur. Lorsqu’il entre dans la mer et qu’il atteint les flots profonds, il prend de l’eau et lave le sang, qui coule de son œil crevé, avec des gémissements et des grincements de dents, et il s’avance au large sans que la vague mouille encore ses flancs gigantesques. Mais nous, effrayés, nous hâtons notre fuite: nous recevons à bord le suppliant qui l’avait bien mérité; sans bruit nous coupons les amarres; et couchés sur les rames, luttant d’efforts, nous fendons les eaux. Il l’a senti, et il a tourné ses pas au bruit des rameurs. Mais comme il ne peut étendre la main jusqu’à nous ni égaler à la course les vagues ioniennes, il pousse une immense clameur qui ébranle tous les flots de l’Océan, épouvante au loin la terre de l’Italie et se répercute en mugissements dans les antres de l’Etna. Et voici qu’à cet appel, des forêts et des hautes montagnes, la race des Cyclopes dévale vers le port: ils couvrent le rivage. Nous les voyons debout, fixant sur nous leur œil vainement formidable, ces frères Etnéens qui portent jusqu’au ciel leur tête altière, épouvantable rassemblement: ainsi sur la cime des monts les chênes aériens et les cyprès aux longs fruits se dressent, haute forêt de Jupiter ou bois sacré de Diane.
«Sans savoir où nous allons, sous l’âpre crainte qui nous harcèle, nous déroulons nos cordages en les secouant et nous tendons nos voiles au vent qui favorise notre fuite. Par contre, les ordres d’Hélénus avertissent nos pilotes de ne pas cingler vers Charybde et Scylla, [le risque de mort, par l’une et l’autre route, étant à peu près égal.] Nous décidons de revenir en arrière. Heureusement du détroit resserré de Pélore Borée accourt: je double les roches vives de l’embouchure du Pantagias, le golfe de Mégare et les terres basses de Thapsus. Telles étaient les côtes que nous montrait, pour les avoir déjà parcourues, le compagnon du malheureux Ulysse.
À l’entrée du golfe Sicanien, vis-à-vis du cap de Plémyre battu par les flots, s’étend une île que ses premiers habitants nommèrent Ortygie. C’est là, dit-on que le fleuve d’Élide Alphée s’est creusé sous la mer un chemin mystérieux, et maintenant, Aréthuse, mêle par ta source ses ondes aux ondes de Sicile. Nous adorons, selon l’ordre donné, les puissantes divinités de ce lieu. De là, je dépasse les terres qu’engraisse le stagnant Hélore. Puis nous côtoyons les hauts rochers et les récifs avancés de Pachynum. De loin nous apparaît Camarine que les destins ont enchaînée pour toujours; puis la plaine de Gela et Gela qui a pris le nom de son fleuve sauvage. Agrigente escarpée nous découvre au loin ses puissantes murailles, nourricière jadis de chevaux magnanimes. Et je te laisse, emporté par les vents, Sélinonte, ville des palmes. Je longe les écueils que Lilybée cache traîtreusement sous ses eaux. De là, le port de Drépane me reçoit sur son triste rivage. C’est là qu’après tant de traversées et d’orages, hélas, je perdis mon père Anchise, mon unique soutien dans la peine et le malheur. C’est là, ô le meilleur des pères, que tu m’as abandonné à mes fatigues, hélas, toi qui avais vainement échappé à de si grands périls. Ni le devin Hélénus, dans toutes les horreurs qu’il m’annonçait, ne m’avait prédit ce deuil ni l’exécrable Céléno. Là fut ma dernière épreuve; là fut le terme de mes longs voyages. J’en partis et un dieu me fit aborder à vos rivages.»