Mais, bien qu’il désire adoucir sa douleur, la consoler, écarter d’elle les idées torturantes, Énée, tout gémissant et l’âme ébranlée d’un grand amour, n’en obéit pas moins pieusement aux ordres des dieux et retourne à ses vaisseaux. Alors les Troyens s’attellent au travail: de tout le rivage ils tirent les hautes nefs à la mer. Les carènes enduites de poix sont mises à flot. Ils apportent de la forêt des rames encore feuillues et des troncs encore bruts, le cœur tout à la fuite. Vous les verriez, désertant la ville, accourir de tous les points; et vous croiriez voir des fourmis lorsqu’elles dévalisent un monceau de blé et qu’en prévision de l’hiver elles l’emportent dans leur trou. Elles vont à travers la plaine, noir bataillon, et charrient leur butin parmi les herbes sur d’étroits sentiers; les unes, de toute la force des épaules, poussent d’énormes grains; les autres rallient les troupes et harcèlent les retardataires: toute la route n’est qu’agitation et travail.

Mais toi qui voyais cela, que pensais-tu, Didon? Quels gémissements lorsque, des hauteurs de ton palais, tu apercevais au loin cette agitation du rivage et que, sous tes yeux, toute la mer retentissait confusément de ces clameurs! À quoi ne réduis-tu pas les cœurs humains, ô dur amour! La voici réduite à revenir aux larmes, à essayer encore de la prière, à courber sous l’amour sa fierté suppliante: il faut qu’elle ait tout tenté pour s’épargner une mort inutile: «Anna, tu vois quelle hâte sur tout le rivage? De partout ils sont rassemblés. Déjà la voile appelle les vents, et joyeux les marins ont couronné leurs poupes. Si j’ai pu m’attendre à une si grande douleur, je pourrai aussi la supporter jusqu’au bout. Rends-moi pourtant ce service dans ma misère, Anna: tu étais la seule que ce perfide aimait à voir, la seule confidente de ses pensées secrètes; tu étais seule à connaître les accès faciles de son cœur et les moments favorables. Va, ma sœur, parle suppliante à ce fier étranger. Je n’étais pas à Aulis, je n’ai pas juré avec les Grecs la ruine de la nation troyenne; je n’ai pas envoyé de vaisseaux contre Pergame; je n’ai pas violé la cendre et les mânes de son père Anchise. Pourquoi ferme-t-il à mes paroles ses oreilles impitoyables? Où court-il? Sa malheureuse amante n’implore de lui qu’une grâce, la dernière: qu’il attende pour fuir, une saison plus heureuse et des vents qui le porteront. Je n’invoque plus l’hymen d’hier qu’il a trahi; je ne veux pas qu’il soit privé de son beau Latium ni qu’il renonce à son royaume. Je lui demande si peu de chose, un délai, une trêve, le temps de me calmer et de faire que la fortune qui m’a vaincue m’apprenne à souffrir. C’est la grâce suprême que j’implore. Aie pitié de ta sœur! S’il me l’accorde, ma mort l’en récompensera avec usure.»

Elle priait ainsi, et sa malheureuse sœur porte et reporte à Énée ses gémissements. Mais aucune larme ne l’émeut; aucune parole ne le fléchit. Les destins s’y opposent, et un dieu ferme ses oreilles à la pitié. Lorsque les Borées des Alpes luttent entre eux à déraciner un chêne dont les ans ont durci le tronc et qu’ils l’enveloppent de leurs assauts, dans l’air strident, sous les coups qui le frappent, ses feuilles couvrent la terre d’une épaisse jonchée; mais lui reste attaché aux rocs, la tête dans le ciel, les racines plongées jusqu’au Tartare. Ainsi le héros est assailli par cet ouragan de plaintes et son grand cœur en éprouve des déchirements; mais sa raison demeure inébranlée, et c’est en vain que roulent ses larmes.

Alors l’infortunée Didon, épouvantée de son destin, invoque la mort: le dégoût la prend de voir au-dessus de sa tête la voûte du ciel. Tout l’affermit dans son dessein d’abandonner la vie: devant ses yeux, sur les autels chargés d’encens où elle portait ses offrandes, – chose horrible! – l’eau sacrée est devenue toute noire et, par un sinistre présage, le vin répandu s’est changé en sang. Elle seule l’a vu et ne l’a pas dit à sa sœur. De plus, il y avait dans son palais, consacrée à son premier mari, une chapelle de marbre qu’elle honorait d’un culte particulier, la décorant de blanches bandelettes et de feuillage sacré. Quand l’obscurité de la nuit enveloppe la terre, il lui semble que la voix de Sychée en sort et l’appelle. Souvent sur le faîte du palais le hibou solitaire a poussé son chant de mort et traîné ses cris en longs gémissements. D’anciennes et nombreuses prophéties l’épouvantent aussi par leurs terribles avertissements. Dans ses songes, le farouche Énée lui-même la chasse devant lui désespérée: toujours seule, abandonnée à elle-même, sans personne à ses côtés, elle se voit marchant sur une longue route et cherchant ses Tyriens dans le désert. Elle est pareille à Penthée en délire qui voit apparaître des troupes d’Euménides, deux soleils et deux Thèbes; elle est comme l’Agamemnonien Oreste poursuivi sur la scène, qui fuit sa mère armée de torches et de serpents noirs et qu’attendent sur le seuil du dieu les Furies vengeresses.

Quand, vaincue par la douleur, elle a perdu la raison, quand elle a décidé de mourir, elle en fixe dans la solitude de sa pensée l’heure et la manière, puis elle vient trouver sa sœur que le chagrin accable, composant son visage, masquant sa résolution et le front éclairé d’espoir: «Félicite-moi, ma sœur, lui dit-elle: j’ai enfin le moyen de le ramener à moi ou de m’affranchir de mon amour. Vers les confins de l’Océan, là où tombe le soleil, s’étend la contrée des Éthiopiens; tout au fond, le puissant Atlas fait tourner sur son épaule la voûte constellée du feu des astres. On m’a signalé, venue de là, une prêtresse de la race Massylienne, la gardienne du temple des Hespérides, celle qui veillait sur les rameaux de l’arbre sacré et donnait à manger au dragon en répandant devant lui du miel liquide et des pavots endormeurs. Elle assure que ses enchantements peuvent à son gré délier les cœurs, faire passer leurs durs soucis dans d’autres cœurs, arrêter l’eau des fleuves et forcer les étoiles à rebrousser chemin. La nuit, elle évoque les Mânes; tu entendras mugir la terre sous ses pieds et tu verras à sa voix les ornes descendre des montagnes. J’en atteste les dieux, ma chère sœur, et toi-même et ta douce tête, c’est malgré moi que je m’apprête à recourir aux arts magiques. Fais élever en secret un bûcher très haut dans la cour intérieure, et que dessus on mette les armes qu’il a laissées suspendues aux murs de sa chambre, l’impie, et tous ses vêtements et la couche où nous nous sommes unis pour ma perte. Il me plaît d’abolir tous les souvenirs de cet homme exécrable, et la prêtresse me l’ordonne. À ces mots elle se tait et son visage se couvre de pâleur. Anna pourtant n’a pas l’idée que cet étrange sacrifice cache des funérailles; elle ne se figure pas jusqu’où va la violente passion de sa sœur; elle ne craint rien de plus grave qu’à la mort de Sychée. Elle accomplit donc ces ordres.

Dès qu’au fond du palais s’érige dans les airs un énorme bûcher de bois résineux et de chêne coupé, la reine tapisse la cour de guirlandes et suspend partout des couronnes de feuillage funéraire; sur le faîte elle place le lit avec les vêtements du Troyen, l’épée qu’il a laissée et son image, sachant bien ce qu’elle va faire. À l’entour se dressent des autels: les cheveux flottants, la prêtresse trois fois d’une voix de tonnerre invoque les cent dieux, l’Érèbe, le Chaos, la triple Hécate, les trois visages de la vierge Diane. Elle avait commencé par répandre une eau qui figurait celle de l’Averne. Maintenant elle prend des herbes duvetées qu’une faulx d’airain a moissonnées au clair de lune et dont le suc laiteux est un noir poison. Elle prend aussi l’aphrodisiaque arraché du front d’un poulain nouveau-né, et soustrait aux dents de la mère. Didon elle-même, le gâteau du sacrifice dans ses mains purifiées, près de l’autel, un pied débarrassé de sa chaussure, la ceinture de sa robe dénouée, atteste, sur le point de mourir, les dieux et les astres témoins de sa triste destinée; et, si quelque puissance divine a, dans sa justice et sa mémoire, le souci des amants qui ne sont point payés de retour, elle la supplie.


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