– «Qui que tu sois, non, je le crois, les dieux ne t’envient point le jour que tu respires, puisque tu es arrivé à la ville tyrienne. Poursuis donc et va d’ici jusqu’au seuil de la reine. Je t’annonce que tes compagnons et ta flotte sont revenus et qu’un heureux changement des Aquilons les a menés en lieu sûr, si toutefois la science des augures où mes parents m’ont instruite ne m’abuse pas. Vois ces douze cygnes heureux de s’être reformés en bataillon. L’oiseau de Jupiter, fondant des plaines éthérées, les avait dispersés dans le libre espace: maintenant en longue file ils atterrissent ou choisissent du regard la place où atterrir. Ils fêtent leur retour du battement strident de leurs ailes; leur troupe a tournoyé dans le ciel et a chanté à pleine voix. Ainsi tes vaisseaux et tes jeunes équipages sont déjà au port ou y entrent à voiles déployées. Poursuis donc: ce chemin te conduit; suis-le.»
Elle se détourne à ces mots, et son cou brille de l’éclat d’une rose; du haut de sa tête ses cheveux parfumés d’ambroisie exhalent une odeur divine; les plis de sa robe coulent jusqu’à ses pieds, et sa démarche a révélé la déesse. Énée a reconnu sa mère, et ses paroles courent après elle. «Pourquoi abuser si souvent ton fils de fausses apparences? Tu es cruelle, toi aussi. Pourquoi ne m’est-il pas donné de te presser la main, de t’entendre et de te répondre sans feinte?» Tout en lui adressant ces reproches, il se dirige vers la ville. Mais sa mère a enveloppé leur marche d’un obscur brouillard; la déesse épaissit autour d’eux ce voile de nuages pour que personne ne puisse les voir ni les toucher, ni les retarder, ni leur demander la cause de leur venue. Puis elle s’élève dans les airs et s’en retourne à Paphos; elle aime à revoir ce séjour où les cent autels de son temple fument de l’encens sabéen et embaument les fraîches guirlandes.
Cependant ils avaient pris vivement le sentier qui leur était indiqué, et ils gravissaient la colline qui de toute sa hauteur domine la ville et en face regarde les remparts. Énée admire la cité monumentale, jadis un amas de gourbis; il admire les portes, le bruissement de la foule, le pavé des rues. Les Tyriens travaillent ardemment: les uns prolongent les murs, construisent la citadelle, roulent de bas en haut des blocs de pierre; les autres se choisissent l’emplacement d’une demeure et l’entourent d’un sillon. Ils élisent des juges, des magistrats, un sénat auguste. Ici on creuse des ports; là, on bâtit un théâtre sur de larges assises, et d’énormes colonnes sortent de la pierre, hautes décorations de la scène future. Ainsi, au retour de l’été, par les champs en fleurs, les abeilles en plein soleil s’évertuent sans trêve: elles font sortir les essaims déjà adultes ou elles condensent la liqueur du miel et gonflent leurs cellules d’un doux nectar, ou elles reçoivent la charge de celles qui rentrent, ou, en bataillon serré, elles repoussent de la ruche la troupe paresseuse des frelons. C’est un bouillonnement de travail, et des rayons odorants sort un parfum de thym. «Heureux, ceux qui voient déjà s’élever leurs murailles!» dit Énée, et il regarde les hautains monuments de la ville. Ô merveille, enveloppé d’un nuage il marche dans la foule, se mêle aux hommes et n’est vu d’aucun d’eux.
Il y avait au centre de la ville un bois sacré riche d’ombre où les Carthaginois, ballottés par les flots et la tempête, déterrèrent dès leur arrivée le présage que leur avait annoncé la royale Junon: une tête de cheval fougueux, signe pour leur nation de victoires guerrières et de vie abondante à travers les siècles. Didon la Sidonienne y édifiait à Junon un vaste temple aussi considérable par les offrandes des hommes que par la puissance de la déesse. Des degrés s’élevaient à son parvis d’airain; les linteaux de la porte étaient fixés par des attaches d’airain, et sur les gonds criaient des portes d’airain. Dans ce bois une chose inattendue et rassurante s’offrit pour la première fois aux regards d’Énée. Pour la première fois il osa espérer le salut et concevoir dans sa misère un meilleur Avenir. Comme, au pied du temple immense, il en parcourait les détails en attendant la reine et qu’il admirait la fortune de cette ville, l’émulation des artistes, leur travail et leur œuvre, il voit représentées dans leur ordre les batailles d’Ilion, toute cette guerre dont la renommée s’est répandue à travers le monde entier, les Atrides et Priam et Achille cruel pour les uns comme pour l’autre. Il s’arrête et verse des larmes: «Quel pays, Achate, quel canton de l’univers ne sont pas remplis de nos malheurs? Voici Priam! Ici même, les belles actions ont leur récompense; il y a des larmes pour l’infortune, et les choses humaines touchent les cœurs. Ne crains plus: cette renommée, n’en doute pas, nous apportera quelque chance de salut.» Et il se repaît l’âme de ces vaines peintures, tout gémissant et le visage inondé d’un torrent de larmes. Il avait devant les yeux, se battant autour de Pergame, d’un côte les Grecs qui fuyaient pressés par la jeunesse de Troie, de l’autre les Phrygiens en fuite devant le char et l’aigrette d’Achille. Tout près, il reconnaît en pleurant les tentes de Rhésus d’une blancheur de neige: la trahison les a livrées dans le premier sommeil; le fils de Tydée sanglant y promène le saccage et le massacre, et tourne vers son camp les chevaux ardents du Thrace avant qu’ils aient pu goûter les pâturages de Troie et boire aux eaux du Xanthe. Plus loin Troïlus a perdu ses armes et fuit, infortuné jeune homme, inégal adversaire d’Achille; ses chevaux l’emportent tombé en arrière, attaché à son char vide et tenant encore les rênes; sa tête et sa chevelure sont traînées sur le sol et sa lance renversée trace un sillon dans la poussière. Plus loin, les femmes d’Ilion montaient vers le temple de l’hostile Pallas. Les cheveux épars, elles lui apportaient le péplos, tristes suppliantes, et se frappaient la poitrine; mais la déesse, les yeux fixés à terre, détournait la tête. Trois fois autour des murs d’Ilion Achille avait traîné Hector, et maintenant, à prix d’or, il vendait son cadavre. Alors Énée pousse du fond de sa poitrine un immense gémissement lorsqu’il aperçoit les dépouilles, le char, le corps de son ami et Priam qui tend ses mains désarmées. Lui-même il se reconnaît aux prises dans le combat avec les chefs Achéens, et il reconnaît les bataillons venus de l’Orient et les armes du noir Memnon. La furieuse Penthésilée conduit ses troupes d’Amazones avec leurs boucliers en forme de croissant; et toute à son ardeur au milieu de ses milliers de combattantes, le baudrier d’or noué sous son sein nu, cette vierge de la guerre ne craint pas d’affronter les hommes.
Pendant que le Dardanien Énée admire, stupéfait, immobile, absorbé dans sa contemplation, la reine Didon, éclatante de beauté, s’est avancée vers le temple avec un nombreux cortège de jeunes Tyriens. Lorsqu’aux rives de l’Eurotas ou sur les jougs du Cynthe, Diane conduit ses chœurs, suivie de mille Oréades rassemblées de tous les points de la montagne, elle porte un carquois à l’épaule et en marchant dépasse de la tête ses compagnes divines; et le cœur de Latone tressaille d’une joie silencieuse. C’était ainsi qu’apparaissait Didon; ainsi qu’elle s’avançait rayonnante au milieu des siens, hâtant les travaux et la croissance de son royaume. Devant les portes du sanctuaire, sous la voûte du temple, entourée d’hommes en armes, elle s’assied sur un trône très élevé. Elle était en train de rendre la justice, d’édicter des lois, de distribuer équitablement l’œuvre à faire ou de la tirer au sort, quand, tout à coup, dans un grand mouvement de foule, Énée voit s’approcher Anthée et Sergeste et le fort Cloanthe et d’autres Troyens que le noir tourbillon avait dispersés sur la mer et entraînés très loin de lui vers d’autres rivages. Il demeure étonné et Achate est, comme lui, frappé de joie et de crainte. Ils désireraient ardemment leur presser les mains; mais il y a là des choses qu’ils ignorent et qui les troublent. Ils se contiennent, et, en observation sous leur manteau de nuée, ils attendent de savoir quel a été le sort de leurs compagnons, où ils ont laissé leur flotte, ce qu’ils viennent faire, car, choisis dans tous les vaisseaux, ils allaient implorant la bienveillance royale et se dirigeaient vers le temple au milieu des clameurs.