– Ecrivez: «L'inspecteur Robineau inflige au pilote Pellerin telle sanction pour tel motif…» Vous trouverez un motif quelconque.

– Monsieur le Directeur!

– Faites comme si vous compreniez, Robineau. Aimez ceux que vous commandez. Mais sans le leur dire.

Robineau, de nouveau, avec zèle, ferait nettoyer les moyeux d'hélice.

Un terrain de secours communiqua par T.S.F.: «Avion en vue. Avion signale: Baisse de régime, vais atterrir.»

On perdrait sans doute une demi-heure. Rivière connut cette irritation, que l'on éprouve quand le rapide stoppe sur la voie, et que les minutes ne délivrent plus leur lot de plaines. La grande aiguille de la pendule décrivait maintenant un espace mort: tant d'événements auraient pu tenir dans cette ouverture de compas. Rivière sortit pour tromper l'attente, et la nuit lui apparut vide comme un théâtre sans acteur. «Une telle nuit qui se perd!» Il regardait avec rancune, par la fenêtre, ce ciel découvert, enrichi d'étoiles, ce balisage divin, cette lune, l'or d'une telle nuit dilapidé.

Mais, dès que l'avion décolla, cette nuit pour Rivière fut encore émouvante et belle. Elle portait la vie dans ses flancs. Rivière en prenait soin:

– Quel temps rencontrez-vous? fit-il demander à l'équipage.

Dix secondes s'écoulèrent:

– Très beau.

Puis vinrent quelques noms de villes franchies, et c'était pour Rivière, dans cette lutte, des cités qui tombaient.

VII

Le radio navigant du courrier de Patagonie, une heure plus tard, se sentit soulevé doucement, comme par une épaule. Il regarda autour de lui: des nuages lourds éteignaient les étoiles. Il se pencha vers le sol: il cherchait les lumières des villages, pareilles à celles de vers luisants cachés dans l'herbe, mais rien ne brillait dans cette herbe noire.

Il se sentit maussade, entrevoyant une nuit difficile: marches, contremarches, territoires gagnés qu'il faut rendre. Il ne comprenait pas la tactique du pilote; il lui semblait que l'on se heurterait plus loin à l'épaisseur de la nuit comme à un mur.

Maintenant, il apercevait, en face d'eux, un miroitement imperceptible au ras de l'horizon: une lueur de forge. Le radio toucha l'épaule de Fabien, mais celui-ci ne bougea pas.

Les premiers remous de l'orage lointain attaquaient l'avion. Doucement soulevées, les masses métalliques pesaient contre la chair même du radio, puis semblaient s'évanouir, se fondre, et dans la nuit, pendant quelques secondes, il flotta seul. Alors il se cramponna des deux mains aux longerons d'acier.

Et comme il n'apercevait plus rien du monde que l'ampoule rouge de la carlingue, il frissonna de se sentir descendre au coeur de la nuit, sans secours, sous la seule protection d'une petite lampe de mineur. Il n'osa pas déranger le pilote pour connaître ce qu'il déciderait, et, les mains serrées sur l'acier, incliné en avant vers lui, il regardait cette nuque sombre.

Une tête et des épaules immobiles émergeaient seules de la faible clarté. Ce corps n'était qu'une masse sombre, appuyée un peu vers la gauche, le visage face à l'orage, lavé sans doute par chaque lueur. Mais le radio ne voyait rien de ce visage. Tout ce qui s'y pressait de sentiments pour affronter une tempête: cette moue, cette volonté, cette colère, tout ce qui s'échangeait d'essentiel, entre ce visage pâle et, là-bas, ces courtes lueurs, restait pour lui impénétrable.

Il devinait pourtant la puissance ramassée dans l'immobilité de cette ombre, et il l'aimait. Elle l'emportait sans doute vers l'orage, mais aussi elle le couvrait. Sans doute ces mains, fermées sur les commandes, pesaient déjà sur la tempête, comme sur la nuque d'une bête, mais les épaules pleines de force demeuraient immobiles, et l'on sentait là une profonde réserve.

Le radio pensa qu'après tout le pilote était responsable. Et maintenant il savourait, entraîné en croupe dans ce galop vers l'incendie, ce que cette forme sombre, là, devant lui, exprimait de matériel et de pesant, ce qu'elle exprimait de durable.

À gauche, faible comme un phare à éclipse, un foyer nouveau s'éclaira.

Le radio amorça un geste pour toucher l'épaule de Fabien, le prévenir, mais il le vit tourner lentement la tête, et tenir son visage, quelques secondes, face à ce nouvel ennemi, puis, lentement, reprendre sa positon primitive. Ces épaules toujours immobiles, cette nuque appuyée au cuir.

VIII

Rivière était sorti pour marcher un peu et tromper le malaise qui reprenait, et lui, qui ne vivait que pour l'action, une action dramatique, sentit bizarrement le drame se déplacer, devenir personnel. Il pensa qu'autour de leur kiosque à musique les petits bourgeois des petites villes vivaient une vie d'apparence silencieuse, mais quelquefois lourde aussi de drames: la maladie, l'amour, les deuils, et que peut-être… Son propre mal lui enseignait beaucoup de choses: «Cela ouvre certaines fenêtres», pensait-il.

Puis, vers onze heures du soir, respirant mieux, il s'achemina dans la direction du bureau. Il divisait lentement, des épaules, la foule qui stagnait devant la bouche des cinémas. Il leva les yeux vers les étoiles, qui luisaient sur la route étroite, presque effacées par les affiches lumineuses, et pensa: «Ce soir avec mes deux courriers en vol, je suis responsable d'un ciel entier. Cette étoile est un signe, qui me cherche dans cette foule, et qui me trouve: c'est pourquoi je me sens un peu étranger, un peu solitaire.»

Une phrase musicale lui revint: quelques notes d'une sonate qu'il écoutait hier avec des amis. Ses amis n'avaient pas compris: «Cet art-là nous ennuie et vous ennuie, seulement vous ne l'avouez pas.»

«Peut-être…» avait-il répondu.

Il s'était, comme ce soir, senti solitaire, mais bien vite avait découvert la richesse d'une telle solitude. Le message de cette musique venait à lui, à lui seul parmi les médiocres, avec la douceur d'un secret. Ainsi le signe de l'étoile. On lui parlait, par-dessus tant d'épaules, un langage qu'il entendait seul.

Sur le trottoir on le bousculait; il pensa encore: «Je ne me fâcherai pas. Je suis semblable au père d'un enfant malade, qui marche dans la foule à petits pas. Il porte en lui le grand silence de sa maison.»

Il leva les yeux sur les hommes. Il cherchait à reconnaître ceux d'entre eux qui promenaient à petits pas leur invention ou leur amour, et il songeait à l'isolement des gardiens de phares.

Le silence des bureaux lui plut. Il les traversait lentement, l'un après l'autre, et son pas sonnait seul. Les machines à écrire dormaient sous les housses. Sur les dossiers en ordre les grandes armoires étaient fermées. Dix années d'expérience et de travail. L'idée lui vint qu'il visitait les caves d'une banque; là où pèsent les richesses. Il pensait que chacun de ces registres accumulait mieux que de l'or: une force vivante. Une force vivante mais endormie, comme l'or des banques.


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