«Mme Charpentier rougit.

«J’aurais dû lui donner son congé dès le premier jour! soupira-t-elle. Mais c’était une tentation cruelle. Chacun d’eux payait une livre par jour, soit quatorze livres par semaine; et c’est la morte saison. Je suis veuve; mon fils, dans la marine, m’a coûté cher.

«J’hésitais à perdre cet argent. J’ai patienté. Mais l’insulte faite à ma fille, c’en était trop! Je lui ai enfin donné son congé. Voilà pourquoi il est parti.

«- Et alors?

«Quel soulagement ç’a été pour moi quand je l’ai vu s’en aller! Mon fils est en ce moment en permission. Je ne lui ai rien dit de tout cela, parce qu’il est emporté, et qu’il adore sa sœur. Quand j’ai refermé la porte sur ces Américains, ça m’a ôté un poids de dessus la poitrine!… Hélas! moins d’une heure après, ce Drebber était de retour! Plus ivre que jamais. Il a pénétré de force dans le salon où je me trouvais avec Alice et il a dit en bredouillant qu’il avait manqué le train, à ce que, du moins, j’ai pu comprendre. Puis il s’est retourné vers ma fille et, à mon nez, il lui a proposé de s’enfuir avec lui! «Vous avez le droit, disait-il. Vous êtes majeure. J’ai de l’argent en quantité, plus qu’il ne m’en faut. Ne tenez pas compte de la vieille. Venez tout de suite. Vous serez comme une princesse.» La pauvre petite était terrifiée. Elle a reculé, mais lui, l’a saisie au poignet et il l’a traînée vers la porte. Alors j’ai crié. Arthur est arrivé. Ce qui s’est passé ensuite, je ne peux pas vous le dire. Je n’osais pas regarder, tellement j’avais peur. Ç’a été des jurons, puis des coups!… A la fin, quand j’ai relevé la tête, j’ai vu Arthur qui riait devant la porte, sa canne à la main. «Je ne pense pas que ce joli monsieur revienne nous embêter, a-t-il dit. Je vais le suivre un peu pour m’en assurer.» Il a mis son chapeau et il est sorti. C’est le lendemain que nous avons appris la mort mystérieuse de M. Drebber.»

«Sa déposition avait été coupée de soupirs et de sanglots. A certains moments, elle parlait si bas que j’avais peine à l’entendre. J’ai pu cependant prendre des notes sténographiques de tout ce qu’elle m’a dit, afin qu’il n’y eût pas d’erreur possible.

– C’est très excitant, fit Sherlock Holmes en bâillant. Comment tout cela a-t-il fini?

– Quand Mme Charpentier a eu terminé, reprit le détective, j’ai vu que tout reposait sur un point. Je l’ai regardée fixement, d’une manière qui m’a toujours semblé faire beaucoup d’effet sur les femmes; et je lui ai demandé à quelle heure son fils était rentré.

«Je ne sais pas, répondit-elle.

«- Vous ne savez vraiment pas?

«- Non. Arthur a sa clef et…

«- Étiez-vous couchée quand il est rentré?

«- Oui.

«- A quelle heure vous êtes-vous couchée?

«- Vers vingt-trois heures.

«- Par conséquent, votre fils a été absent pendant deux heures au moins?

«- Oui.

«- Peut-être pendant quatre ou cinq heures?

«- Oui.

«- Que faisait-il pendant ce temps-là?

«- Je ne sais pas.»

«Elle était devenue pâle jusqu’aux lèvres.

«Ce qu’il me restait à faire était tout simple. J’ai découvert où se planquait le lieutenant Charpentier; j’ai pris deux agents et je l’ai arrêté. Quand je lui ai touché l’épaule, et que je l’ai engagé à nous suivre sans résistance, il m’a répondu avec un front d’airain: «Je suppose qu’on me soupçonne d’avoir trempé dans le meurtre de ce vaurien de Drebber!» Comme nous ne lui en avions pas dit un mot, cette allusion était des plus suspectes.

– En effet! dit Holmes.

– Il avait encore la lourde canne avec laquelle, d’après sa mère, il avait suivi Drebber. Un solide gourdin de chêne.

– Et quelle est votre théorie?

– La voici: le lieutenant a suivi Drebber jusqu’à Brixton Road. Là, nouvelle altercation; Drebber reçoit un coup, peut-être au creux de l’estomac, qui ne laisse pas de trace… Il tombe raide mort. Grâce à la pluie, pas de témoin. Charpentier traîne le cadavre dans la maison vide. Mais la bougie, le sang, l’inscription sur le mur et la bague? me direz-vous. C’est, à mon avis, une mise en scène destinée à tromper la justice.

– Très bien! dit Holmes d’un ton encourageant. Vraiment, Gregson, vous êtes en progrès. Nous ferons quelqu’un de vous.

– Ma foi, répondit le détective en se rengorgeant, j’ai mené rondement l’affaire! Le jeune homme a avoué de lui-même avoir suivi Drebber quelque temps. Mais il a prétendu ensuite que, s’étant senti filé, ce dernier avait pris un fiacre pour le semer. En revenant chez lui, Charpentier aurait rencontré un vieux camarade de bordée et il aurait fait avec lui une longue marche. Où habite ce vieux camarade? Il ne le sait pas lui-même! Mon explication est cohérente dans toutes ses parties. Ce qui m’amuse, c’est de savoir Lestrade lancé sur une fausse piste. Il perd son temps. Hé! le voici en chair et en os!»

C’était bien Lestrade, mais sans l’air désinvolte et pimpant qui lui était habituel. Son visage était bouleversé; sa tenue, négligée. Il venait évidemment consulter Sherlock Holmes: en apercevant son collègue, il parut très contrarié. Planté au milieu de la salle, il tourna et retourna son chapeau entre ses doigts tremblants. A la fin, il se décida à parler.

«C’est, dit-il, l’affaire la plus extraordinaire, la plus incompréhensible.

– Ah! vous trouvez, monsieur Lestrade! cria Gregson, triomphant. Je savais bien que vous aboutiriez à cette conclusion. Avez-vous réussi à découvrir le secrétaire, M. Joseph Stangerson?

– M. Joseph Stangerson, dit Lestrade d’un ton grave, a été assassiné vers six heures du matin à l'Holiday’s Private Hotel

Chapitre VII La lumière luit dans les ténèbres

La nouvelle nous frappa de stupeur. En se relevant d’un bond, Gregson répandit le reste de son whisky. Je regardai en silence Sherlock Holmes. Il pinçait les lèvres et fronçait les sourcils.

«Stangerson aussi! murmura-t-il. Ça se complique.

– C’était déjà bien assez compliqué comme ça! grommela Lestrade en approchant une chaise. On dirait que je suis tombé dans une espèce de conseil de guerre.

– Êtes-vous… êtes-vous tout à fait sûr de cette nouvelle? balbutia Gregson.

– Je sors à l’instant de sa chambre d’hôtel, dit Lestrade. J’ai été le premier à découvrir ce nouveau meurtre.

– Gregson vient de nous faire part de son opinion sur l’affaire, dit Holmes. A votre tour, monsieur Lestrade, dites-nous ce que vous avez vu et ce que vous avez fait, si, toutefois, vous n’y voyez pas d’objection.

– Je n’en vois aucune, répondit Lestrade en s’asseyant. Je vous avouerai franchement que j’ai cru que Stangerson était pour quelque chose dans la mort de Drebber. (Ce fait nouveau m’a montré que je m’étais trompé.) Pénétré de cette idée, je me suis mis à la recherche du secrétaire. Le 3 au soir, vers huit heures et demie, on l’avait vu à la gare d’Euston, en compagnie de Drebber. Or, le cadavre de ce dernier avait été découvert à Brixton Road à deux heures du matin. Il s’agissait donc de savoir ce que Stangerson avait fait dans l’intervalle et depuis lors. J’ai télégraphié son signalement à Liverpool avec avis de surveiller les bateaux américains. Puis, je me suis mis à perquisitionner dans tous les hôtels et meublés du voisinage d’Euston. Voici quel était mon raisonnement. Si Drebber et son compagnon s’étaient séparés, ce dernier avait dû se loger pour la nuit dans le voisinage, le lendemain matin, afin de flâner aux abords de la gare.


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