– Oui, oui, bien vrai! Je l'amènerai moi-même; j'irai le prendre et je l'amènerai.

– Vous ne pourrez pas: il ne viendra pas, murmura Lisa, en baissant les yeux.

– Pourquoi?… Est-ce qu'il ne vous aime pas, Lisa?

– Non, il ne m'aime pas.

– Dites, est-ce qu'il vous a fait de la peine?

Lisa le regarda d'un air sombre, et ne répondit pas. Puis elle se détourna, et garda les yeux baissés, obstinément. Il essaya de la calmer, il lui parla avec feu, dans une sorte de fièvre. Lisa écoutait d'un air défiant et hostile, mais écoutait. Il était heureux qu'elle fût si attentive; il se mit à lui expliquer ce que c'est qu'un homme qui boit. Il lui disait qu'il aimait, lui aussi, son père, et qu'il veillerait sur lui. Lisa leva enfin les yeux, et le regarda fixement. Il lui raconta comment il avait connu sa maman, et s'aperçut qu'elle s'intéressait à son récit. Peu à peu l'enfant commença à répondre à ses questions, mais de mauvais gré, par monosyllabes, d'un air soupçonneux. Aux questions les plus importantes elle ne répondait rien; elle gardait un silence obstiné sur tout ce qui avait trait à ses relations avec son père.

Tout en lui parlant, Veltchaninov lui prit la main, comme tantôt, et la garda dans les siennes, et elle ne la retira pas. L'enfant ne se tut pas jusqu'au bout; elle finit par lui répondre, en termes confus, qu'elle avait aimé son père plus que sa mère, parce que jadis il l'aimait beaucoup et que sa mère l'aimait moins; mais que maman, au moment de mourir, l'avait embrassée très fort, et avait beaucoup pleuré, quand tout le monde avait eu quitté la chambre et qu'elles étaient restées seules toutes les deux… et que maintenant elle aimait sa mère plus que tout le monde, et l'aimait chaque jour davantage.

Mais l'enfant était très fière: lorsqu'elle s'aperçut qu'elle s'était laissée aller à parler, elle se referma et se tut; maintenant c'est avec une expression de haine qu'elle regardait Veltchaninov, qui l'avait amenée à lui en dire tant. Vers la fin de la route, ses nerfs étaient apaisés, mais elle restait pensive, l'air sombre, sauvage et dur. Elle semblait cependant souffrir moins à l'idée qu'on la conduisait chez des inconnus, dans une maison où elle n'avait jamais été. Ce qui l'obsédait, c'était autre chose, et Veltchaninov le devinait: elle était honteuse de lui, elle était honteuse que son père l'eût abandonnée si facilement à un autre, qu'il l'eût comme jetée aux mains d'un autre.

«Elle est malade, songeait-il, très malade, peut-être; on l'a trop fait souffrir… Ah! l'ivrogne, l'être abject! Je te comprends, maintenant!…» Il pressa le cocher. Il comptait, pour elle, sur la campagne, le grand air, le jardin, les enfants, le changement, une vie nouvelle; et puis, après cela… Quant à ce qui arriverait, après cela, il n'y songeait pas le moins du monde; il était tout entier à l'espérance. Il ne voyait qu'une chose: c'est que jamais il n'avait ressenti ce qu'il ressentait maintenant et que jamais, de toute sa vie, il ne l'oublierait! «Le voilà, le vrai but de la vie! la voilà, la vraie vie!» pensait-il, tout transporté.

Les idées lui venaient en foule, mais il ne s'y arrêtait pas, se refusait à entrer dans les détails. Prises en gros, les choses étaient très simples, iraient sans qu'on y mît la main. Le plan d'ensemble se dessinait de lui-même: «Il y aura moyen, songeait-il, de faire marcher ce misérable, en nous y mettant tous. Il a beau ne nous avoir confié Lisa que pour peu de temps, il faudra qu'il la laisse à Pétersbourg, chez les Pogoreltsev, et qu'il s'en aille tout seul: et Lisa me restera. Voilà tout: pourquoi se monter la tête davantage? Et puis… et puis, après tout, c'est bien ce qu'il désire lui-même: autrement pourquoi la tourmenterait-il comme il fait?»

Enfin ils arrivèrent. La maison des Pogoreltsev était en effet un charmant petit nid. Une troupe bruyante d'enfants vint se répandre sur le perron, pour les accueillir. Il y avait longtemps que Veltchaninov n'était venu, et la joie des enfants fut extrême, car ils l'aimaient bien. Avant même qu'il fût descendu de voiture, les plus grands lui crièrent:

– Eh bien, et votre procès? où en est votre procès?

Et tous les autres, jusqu'au plus petit, répétèrent la question, avec des rires. C'était une habitude, de le taquiner au sujet de son procès. Mais lorsqu'ils virent Lisa, ils l'entourèrent aussitôt, et se mirent à l'examiner, avec la curiosité silencieuse et attentive des enfants. Au même instant, Klavdia Petrovna sortait de la maison, et, derrière elle, son mari. Eux aussi, leur premier mot fut pour lui demander en riant où en était son procès.

Klavdia Petrovna était une femme de trente-sept ans, brune, forte, encore jolie, le teint frais, avec des couleurs. Son mari était un homme de cinquante-cinq ans, intelligent et fin, surtout très bon. Leur maison était vraiment, pour Veltchaninov, «un coin de famille», comme il disait. Voici pourquoi.

Vingt ans auparavant, Klavdia Petrovna avait failli épouser Veltchaninov, alors qu'il était encore un étudiant, presque un enfant. Ç'avait été le premier amour, l'amour ardent, l'amour absurde et admirable. Tout cela avait fini par son mariage avec Pogoreltsev. Ils se retrouvèrent cinq ans plus tard, et leur amour de jadis devint une amitié franche et calme. De l'ancienne passion il ne subsistait qu'une sorte de lueur chaude, qui colorait et échauffait leurs relations d'amitié. Il n'y avait rien que de pur et que d'irréprochable dans le souvenir que Veltchaninov conservait du passé, et il y tenait d’autant plus que c'était là, peut-être, une chose unique en sa vie. Ici, dans cette famille, il était simple, naïf et bon, il était aux petits soins pour les enfants, ne s'emportait jamais, acquiesçait à tout, sans réserve. Plus d'une fois il déclara aux Pogoreltsev qu'il vivrait encore quelque temps dans le monde, et qu'ensuite il viendrait s'installer chez eux tout à fait, pour ne plus les quitter. À part lui, il songeait à ce projet, très sérieusement.

Il donna au sujet de Lisa toutes les explications nécessaires; au reste, l'expression de son désir suffisait, sans aucune explication. Klavdia Petrovna embrassa «l'orpheline», et promit de faire tout ce qui dépendrait d'elle. Les enfants prirent Lisa, et l'emmenèrent jouer au jardin. Après une demi-heure d'entretien animé, Veltchaninov se leva et prit congé. Il était si impatient de partir que tous s'en aperçurent. Tout le monde fut surpris: il était resté trois semaines sans venir, et voici qu'il s'en allait au bout d'une demi-heure. Il jura, en riant, qu'il reviendrait le lendemain. On remarqua qu'il était fort agité; tout à coup, il prit la main de Klavdia Petrovna, et, sous le prétexte qu'il avait oublié de lui dire quelque chose de très important, il l'emmena dans une pièce voisine.

– Vous souvenez-vous de ce que je vous ai dit – à vous seule, car votre mari lui-même l'ignore -, de l'année que j'ai vécue à T…?

– Je m'en souviens très bien; vous m'en avez souvent parlé.

– Ne dites pas que j'en ai «parlé»; dites que je m'en suis confessé, et à vous seule! Je ne vous ai jamais dit le nom de cette femme: c'était la femme de ce Trousotsky. Elle est morte, et Lisa est sa fille… et ma fille!

– Vraiment? Vous ne vous trompez pas? demanda Klavdia Petrovna, un peu troublée.


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