– C'est lui, le père! Cherche-le… pour l'enterrement.
– Tu mens! hurla Veltchaninov, dans une rage folle. Canaille!… je savais bien que tu me servirais cela!
Hors de lui, il leva le poing sur la tête de Pavel Pavlovitch. Encore un moment et il allait l'assommer, peut-être; les femmes poussèrent des cris perçants, et s'écartèrent, mais Pavel Pavlovitch ne broncha pas; sa figure se contracta tout entière dans une expression de méchanceté sauvage et basse.
– Tu sais, dit-il d'une voix ferme, comme si l'ivresse l'avait quitté, tu sais ce que nous disons en russe? (Il prononça un mot qui ne peut s'écrire.) Voilà pour toi! Et maintenant, déguerpis, et vivement!
Il se dégagea des mains de Veltchaninov si violemment qu'il faillit tomber tout de son long. Les femmes le soutinrent et l'emmenèrent très vite, en le traînant presque. Veltchaninov ne les suivit pas.
Le lendemain, à une heure, arriva chez les Pogoreltsev un monsieur fort bien, d'âge mûr, un fonctionnaire, en uniforme. Il remit très poliment à Klavdia Petrovna un paquet à son adresse, de la part de Pavel Pavlovitch Trousotsky. Le paquet contenait une lettre, trois cents roubles, et les papiers nécessaires concernant Lisa.
La lettre était courte, très déférente, parfaitement correcte… Il exprimait toute sa gratitude à Son Excellence Klavdia Petrovna pour la bonté et l'intérêt qu'elle avait témoignés à l'orpheline et ajoutait que Dieu seul pourrait le lui rendre. Il expliquait vaguement qu'une indisposition assez grave ne lui permettait pas de venir en personne assister aux obsèques de sa chère et pauvre enfant, et il s'en remettait pour tout cela, en toute confiance, à l'angélique bonté de Son Excellence. Les trois cents roubles, ajoutait-il, représentaient les frais de l'enterrement et les dépenses qu'avait occasionnées la maladie: si la somme était trop forte, il la priait très respectueusement d'affecter l'excédent à des messes pour le repos de l'âme de Lisa.
Le fonctionnaire qui apportait la lettre ne put rien ajouter; il était clair, seulement, d'après les quelques mots qu'il prononça, que Pavel Pavlovitch avait dû insister fortement pour obtenir de lui qu'il acceptât cette mission. Pogoreltsev fut exaspéré par l'expression «les dépenses qu'avait occasionnées la maladie»; il évalua les frais de l'enterrement à cinquante roubles – on ne pouvait empêcher le père de payer les obsèques de sa fille – et voulut renvoyer sur-le-champ à M. Trousotsky les deux cent cinquante roubles restants. Finalement, Klavdia Petrovna décida qu'on ne les lui retournerait pas, mais qu'on lui ferait parvenir un reçu de l'église attestant que les deux cent cinquante roubles avaient été consacrés à des services pour le repos de l'âme de l'enfant. Dans la suite, ce reçu fut remis à Veltchaninov, qui l'adressa par la poste à Pavel Pavlovitch.
Après l'enterrement, il disparut. Deux semaines entières, il erra par la ville, sans but, seul, absorbé au point qu'il se heurtait aux passants. Parfois il restait toute la journée étendu sur son divan, oubliant tout, jusqu'aux choses les plus élémentaires. Les Pogoreltsev, à maintes reprises, l'invitèrent avec insistance; il promettait, et puis il n'y songeait plus. Klavdia Petrovna vint un jour en personne, mais ne le trouva pas chez lui. Son avocat réussit à le joindre: un arrangement facile se présentait enfin; la partie adverse consentait à une entente; il suffisait de renoncer à une parcelle tout à fait insignifiante de sa propriété. Il ne manquait plus que le consentement de Veltchaninov. L'avocat fut stupéfait de rencontrer une indifférence et une nonchalance parfaites chez le client méticuleux et agité de jadis.
On était aux plus chaudes journées de juillet, mais Veltchaninov oubliait même le temps. Il souffrait sans relâche d'un chagrin cuisant comme un abcès mûr; à chaque instant, des pensées lui venaient qui le torturaient. Sa grande douleur, c'était que Lisa n'eût pas eu le temps de le connaître, qu'elle fût morte sans savoir combien sa tendresse était ardente. Le but unique de sa vie, ce but qu'il avait entrevu dans une heure de joie, avait disparu à jamais dans la nuit. Ce but qu'il avait rêvé, et auquel maintenant il pensait à toute minute, c'était que chaque jour, à chaque heure de sa vie entière, Lisa sentît la tendresse qu'il avait pour elle. «Non, songeait-il parfois dans une exaltation désespérée, non, il n'y a pas au monde de but plus élevé pour l’existence! S'il en est d'autres, il n'en est pas de plus sacré! À l'aide de mon amour pour Lisa, j'aurais purifié et racheté tout mon passé absurde et inutile; j'aurais chassé de moi l'homme oisif, vicieux et blasé que j'ai été; j'aurais élevé pour la vie un petit être pur et charmant, et au nom de ce petit être, tout m'aurait été pardonné, moi-même je me serais tout pardonné…»
Ces pensées lui venaient toujours à l'esprit accompagnées de la vision claire, très proche, émouvante, de l'enfant morte. Il revoyait la pauvre petite figure toute blanche, il en revoyait l'expression. Il la revoyait dans le cercueil, parmi les fleurs, il la revoyait sans connaissance, brûlée par la fièvre, les yeux fixes, grands ouverts. Il se rappelait l'émotion profonde qu'il avait eue, lorsqu'il l'avait vue étendue sur la table, et qu'il avait remarqué que l'un de ses doigts était devenu presque noir. La vue de ce pauvre petit doigt lui avait donné une envie violente de retrouver Pavel Pavlovitch à l'instant même, et de le tuer sur place. Était-ce de sa fierté humiliée qu'était mort ce petit cœur d'enfant, ou bien étaient-ce les trois mois de souffrances que lui avait fait endurer son père, l'amour subitement changé en haine, les paroles de mépris, le dédain pour ses larmes, et, finalement, son abandon aux mains d'étrangers? Tout cela lui revenait à l'esprit, sans cesse, sous mille formes diverses… «Savez-vous ce que Lisa a été pour moi?» Il se rappela ce cri de Trousotsky, et il sentit que ce n'avait pas été une grimace, que son déchirement était sincère, que c'était de la tendresse. «Comment ce monstre avait-il pu être si cruel pour l'enfant qu'il adorait? Était-ce croyable?» Mais toujours il écartait la question, et la fuyait, elle contenait un élément d'incertitude terrible, quelque chose d'intolérable, et d'insoluble.
Un jour, sans qu'il sût lui-même comment, il arriva au cimetière où Lisa était enterrée. Il n'y était pas venu depuis les obsèques: il lui semblait que la douleur serait trop forte, et il n’osait pas. Chose étrange, quand il se fut incliné sur la pierre qui la recouvrait, et qu'il l'eut baisée, il se sentit le cœur moins oppressé. C'était par une claire soirée; le soleil descendait à l'horizon; autour de la tombe poussait une herbe drue et verte; tout près, une abeille bourdonnait, volant d'une églantine à l'autre; les fleurs et les couronnes que les enfants de Klavdia Petrovna avaient laissées sur la tombe étaient encore là, à demi effeuillées. Pour la première fois depuis longtemps, une sorte d'espérance illumina son cœur. «Comme il fait doux!» songea-t-il, et il se sentait envahi par la paix du cimetière, et il regardait le ciel clair et calme. Il sentit affluer une sorte de joie pure et forte, qui lui emplit l'âme. «C'est Lisa qui m'envoie cette paix, c'est Lisa qui me parle», songea-t-il.
Il faisait tout à fait nuit quand il quitta le cimetière pour rentrer. Tout près de la porte du cimetière, au bord de la route, il vit une petite maison de bois, une sorte de cabaret; les fenêtres étaient larges ouvertes; des gens étaient là, autour des tables, et buvaient. Soudain il lui sembla que l'un d'entre eux, qui regardait par la fenêtre, était Pavel Pavlovitch, qu'il l'avait aperçu et qu'il le considérait avec curiosité. Il continua son chemin. Bientôt il entendit qu'on cherchait à le rejoindre: c'était en effet Pavel Pavlovitch. Sans doute, l'air calme de Veltchaninov l'avait enhardi. Il l'aborda, l'air craintif, sourit, mais non plus de son sourire, de son sourire d'ivrogne; il n'était pas ivre.