– Bien sûr! et pour de bon! On a cuit toute la journée.
En effet le ciel s'obscurcissait, rayé parfois d'éclairs encore lointains. Il était dix heures et demie quand ils entrèrent en ville.
– Je vous accompagne chez vous, dit Pavel Pavlovitch en se tournant vers Veltchaninov, quand ils furent arrivés assez près de sa maison.
– Je le vois bien; seulement je vous préviens que je me sens très sérieusement indisposé.
– Oh! je ne m'arrêterai pas longtemps.
Lorsqu'ils passèrent devant la loge, Pavel Pavlovitch s'écarta un moment pour aller parler à Mavra.
– Qu'êtes-vous allé dire? lui demanda sévèrement Veltchaninov, quand il l'eut rejoint, et qu'ils entrèrent dans sa chambre.
– Oh! rien… Le cocher…
– Vous savez, vous n'aurez pas à boire!
L'autre ne répondit pas. Veltchaninov alluma une bougie. Pavel Pavlovitch s'installa dans le fauteuil. Veltchaninov se planta devant lui, les sourcils froncés.
– Je vous ai promis de vous dire, moi aussi, mon dernier mot, dit-il avec une agitation intérieure qu'il parvenait encore à maîtriser. Eh bien! le voilà, ce mot: j'estime que tout est définitivement réglé entre nous à tel point que nous n'avons plus rien à nous dire… Vous entendez, plus rien; et par conséquent, le mieux est que vous vous en alliez tout de suite, et que je ferme ma porte sur vous.
– Réglons nos comptes, Alexis Ivanovitch! dit Pavel Pavlovitch, en le regardant au fond des yeux d'une manière extrêmement douce.
– Comment: «Réglons nos comptes»? répondit Veltchaninov prodigieusement surpris. Quelle expression étrange!… Et quels comptes?… Ah! c'est donc cela votre «dernier mot», la révélation que vous me promettiez tout à l'heure!
– C'est cela même.
– Nous n'avons plus de comptes à régler, il y a longtemps que tout est réglé! répliqua Veltchaninov d'un air hautain.
– Vraiment! vous croyez? reprit Pavel Pavlovitch sur un ton pénétré.
Et en même temps il faisait le geste bizarre de joindre les mains et de les porter à sa poitrine.
Veltchaninov se tut, et marcha de long en large par la chambre. Le souvenir de Lisa lui emplit le cœur: ce fut comme un appel plaintif.
– Allons, voyons, quels sont ces comptes que vous voulez régler? fit-il après un long silence, en s'arrêtant devant lui, les sourcils froncés.
Pavel Pavlovitch n'avait cessé de le suivre de l'œil, les mains jointes contre sa poitrine.
– N'allez plus là-bas! dit-il d'une voix presque basse, suppliante; et il se leva brusquement de sa chaise.
– Comment? ce n'est que cela? s'écria Veltchaninov avec un sourire mauvais; tout de même, vous me faites marcher de surprise en surprise, aujourd'hui! continua-t-il d'une voix mordante; puis, brusquement, il changea d'attitude. – Écoutez-moi, dit-il avec une expression de tristesse et de sincérité profonde, j'estime que jamais, en aucun cas, je ne me suis ravalé comme je l'ai fait aujourd'hui, d'abord en consentant à vous accompagner, et puis en me comportant là-bas comme je l'ai fait… Tout cela a été si mesquin, si pitoyable… Je me suis sali, avili, en me laissant aller… en m'oubliant… Et puis quoi! – Il se ressaisit tout à coup. – Écoutez: vous m'avez pris aujourd'hui au dépourvu; j'étais surexcité, malade… Je n'ai vraiment pas à me justifier! Je ne retournerai plus là-bas, et, je vous assure, je n'ai rien qui m'y attire, conclut-il résolument.
– Vrai? bien vrai? cria Pavel Pavlovitch, transporté de joie.
Veltchaninov le regarda avec mépris et se mit à marcher par la chambre.
– Allons, vous paraissez bien résolu à faire votre bonheur à tout prix! ne put-il s'empêcher de dire à la fin.
– Oh! oui, dit Pavel Pavlovitch, doucement, avec un élan naïf.
«C'est un grotesque, songea Veltchaninov, et il n'est guère méchant qu'à force de bêtise; mais ce n'est pas mon affaire, et, de toute façon, je ne puis pas ne pas le haïr… et pourtant il ne le mérite même pas!»
– Voyez-vous, moi, je suis un «éternel mari»! fit Pavel Pavlovitch, avec un sourire soumis et résigné. Il y a longtemps que je connaissais votre expression, Alexis Ivanovitch; cela remonte à l'époque où nous avons vécu ensemble à T… J'ai retenu beaucoup de ces mots dont vous aimiez à vous servir au cours de cette année-là. L'autre fois, quand vous avez parlé ici d'«éternel mari», j'ai très bien compris.
Mavra entra, portant une bouteille de champagne et deux verres.
– Pardonnez-moi, Alexis Ivanovitch! vous savez que je ne puis m'en passer. Ne vous fâchez pas si je me suis permis… Voyez-vous, je suis très au-dessous de vous, très indigne de vous.
– C'est bon! fit Veltchaninov avec dégoût; mais je vous assure que je me sens très souffrant.
– Oh! ce ne sera pas long… l'affaire d'une minute! répondit l'autre avec empressement, rien qu'un verre, un tout petit verre, parce que j'ai la gorge…
Il vida son verre d'un trait, gloutonnement, et se rassit; et il considéra Veltchaninov avec une sorte de tendresse. Mavra sortit.
– Quel dégoût! murmura Veltchaninov.
– Voyez-vous, c'est la faute de ses amies, reprit tout à coup avec feu Pavel Pavlovitch, tout à fait regaillardi.
– Comment? quoi? Ah oui! vous songez toujours à cette histoire…
– C'est la faute de ses amies! C'est encore si jeune! Cela ne songe qu'à faire des folies, pour s'amuser!… C'est même très gentil!… Plus tard, ce sera autre chose. Je serai à ses pieds, aux petits soins pour elle; elle se verra entourée de respect. Et puis, le monde… enfin, elle aura le temps de se transformer.
«Il faudrait pourtant lui rendre le bracelet!» songeait Veltchaninov tout préoccupé, en tâtant l’écrin au fond de sa poche.
– Vous disiez tout à l'heure que je suis résolu à faire encore une fois mon bonheur? Eh! oui, Alexis Ivanovitch, il faut absolument que je me marie, poursuivit Pavel Pavlovitch d'une voix communicative, un peu troublée; autrement, que voulez-vous que je devienne? Vous voyez bien vous-même!…- Et il montrait la bouteille du doigt. – Et ce n'est là que la moindre de mes… qualités. Je ne puis pas, absolument pas, vivre sans une femme, sans un attachement, sans une adoration. J'adorerai, et je serai sauvé.
«Mais pourquoi diable me faire part de tout cela?» faillit crier Veltchaninov, qui avait peine à ne pas éclater de rire; mais il se contint: c'eût été trop cruel.
– Mais enfin, s'écria-t-il, dites-moi pourquoi vous m'avez traîné là-bas de force. À quoi pouvais-je vous être bon?
– C'était pour faire une épreuve, fit Pavel Pavlovitch, tout gêné.