– C'était parfaitement sincère, – répondit-il, approfondissant l'analyse sans ordre. – Il était parfaitement assez bête et assez généreux pour s'éprendre de l'amant de sa femme, à la conduite de laquelle il n'a rien trouvé à redire pendant vingt ans! Il m'a estimé pendant neuf ans, a honoré mon souvenir, et a gardé mes «expressions» dans sa mémoire. Il n'est pas possible qu'il ait menti hier! Est-ce qu'il ne m'aimait pas hier, lorsqu'il me disait: «Réglons nos comptes.» Parfaitement il m'aimait tout en me haïssant, cet amour est de tous le plus fort…
«Il est possible – c'est même certain – que j'ai fait sur lui, à T…, une impression prodigieuse, oui, prodigieuse, et que je l'ai subjugué; oui, avec un être pareil, cela a fort bien pu arriver. Il m'a fait cent fois plus grand que je ne suis, parce qu'il s'est senti écrasé devant moi… Je serais bien curieux de savoir exactement ce qui, en moi, lui faisait tant d'effet… Après tout, il est bien possible que ce soient mes gants frais, et la manière dont je les mettais. Les gants, c'est plus qu'il n'en faut pour certaines âmes nobles, surtout pour des âmes d'" éternels maris ". Le reste, ils se l'exagèrent, le multiplient par mille, et ils se battront pour vous, si cela vous fait plaisir… Comme il admirait mes moyens de séduction! Il est bien possible que ce soit précisément cela qui lui ait fait le plus d'effet… Et son cri, l'autre jour! Lui aussi! mais alors il n'y a plus moyen de se fier à personne! " Quand un homme en est là, c'est fini, ce n'est plus qu'une bête brute!…
«Hum! Il est venu ici pour "nous embrasser et pleurer ensemble", comme il le déclarait avec son air sournois; ce qui veut dire qu'il venait pour me couper le cou, et qu'il croyait venir m'embrasser et pleurer… Il a amené Lisa avec lui, peut-être qu'en effet il m'eût pardonné, car il avait terriblement envie de pardonner! Tout cela a tourné, dès notre première rencontre, en attendrissement d'ivrogne, en niaiseries grotesques et en vilaines piailleries de femme offensée. C'est pour cela qu'il est venu complètement ivre, pour être, avec toutes ses grimaces, en état de parler; il n'aurait jamais pu, sans être ivre… Et ce qu'il les aimait, les grimaces! Quelle joie, lorsque je me suis laissé aller à cette embrassade!… Seulement il ne savait pas alors si tout cela finirait par un baiser ou par un coup de couteau. Eh bien! la solution est venue, la meilleure, la vraie solution: le baiser et le coup de couteau, les deux à la fois. C'est la solution tout à fait logique!…
«Il a été assez bête pour me mener voir sa fiancée… Sa fiancée! Seigneur! Il n'y a qu'un être comme lui qui puisse avoir l'idée de "renaître à une vie nouvelle" par ce moyen-là. Pourtant, il a eu des doutes; il lui a fallu la haute sanction de Veltchaninov, de l'homme dont il faisait si grand cas. Il fallait que Veltchaninov lui donnât l'assurance que le rêve n'était pas rêve, que tout cela était bien réel… Il m'a emmené parce qu'il m'admirait infiniment, parce qu'il avait une confiance sans bornes dans la noblesse de mes sentiments, -et qui sait? parce qu'il espérait que là-bas, sous la verdure, nous nous embrasserions et nous pleurerions, à deux pas de sa chaste fiancée. – Eh oui! Il fallait bien qu'une bonne fois cet "éternel mari" se vengeât de tout, et, pour se venger, il a pris en main le rasoir… sans préméditation, c'est vrai, mais enfin, il l'a pris en main!… Voyons, avait-il une arrière-pensée, quand il m'a raconté l'histoire de ce garçon d'honneur? Tout de même, il lui a donné du couteau dans le ventre;tout de même, il a fini par lui en donner, et en présence du gouverneur!…" Et avait-il en effet une intention, l'autre nuit quand il s'est relevé, et qu'il est venu là, au milieu de la chambre? Hum…; mais non, c'était évidemment pour me faire une farce. Il s'était levé sans mauvaise intention, et puis, quand il a vu que j'avais peur, il est resté là, sans me répondre, pendant dix minutes, parce qu'il s'amusait fort de voir que j'avais peur de lui… Il est bien possible qu'à ce moment-là l'idée lui soit venue pour la première fois, pendant qu'il était là, debout dans l'obscurité.
«Mais voyons, si je n'avais pas oublié hier mes rasoirs sur la table… eh bien! je crois fort qu'il ne serait rien arrivé du tout. Évidemment! Évidemment! Puisqu'il m'a évité tous ces temps-ci! puisqu'il ne venait plus, depuis quinze jours, par pitié pour moi! Puisque c'est Bagaoutov qu'il voulait et non pas moi!… Puisqu'il s'est relevé, cette nuit, pour faire chauffer les assiettes, espérant que l'attendrissement écarterait le couteau!… C'est bien clair, il les chauffait pour lui-même autant que pour moi, ses assiettes!…»
Longtemps encore sa tête malade travailla de la sorte à tisser du vide, jusqu'au moment où il s'assoupit. Il se réveilla, le lendemain matin, la tête toujours aussi malade, mais il se sentit en proie à une terreur nouvelle, imprévue…
Cette terreur venait de la conviction soudaine qui s'était faite en lui qu'il devrait, lui, Veltchaninov, ce jour-là, de son propre mouvement, aller chez Pavel Pavlovitch. Pourquoi? en vue de quoi? Il n'en savait rien, n'en voulait rien savoir; ce qu'il savait, c'est qu'il irait.
Sa folie – il ne trouvait pas d'autre nom – grandit à tel point qu'il finit par trouver à cette résolution un air raisonnable et un prétexte plausible: déjà, la veille, il avait été obsédé par l'idée que Pavel Pavlovitch, rentré chez lui, avait dû s'enfermer et se pendre, tout comme le commissaire dont lui avait parlé Maria Sysoevna. Cette hallucination de la veille était devenue peu à peu pour lui une certitude absurde, mais indéracinable. – «Et pourquoi diable cet imbécile s'est-il pendu?» se demandait-il à tout instant. Il se rappelait les paroles de Lisa… «Au reste, à sa place, moi aussi, je me serais pendu…», songea-t-il une fois.
Enfin il ne put plus y tenir: au lieu d'aller dîner, il se dirigea vers la maison de Pavel Pavlovitch. – «Je me contenterai de demander à Maria Sysoevna», se dit-il. Mais à peine fut-il sous la porte cochère, qu'il s'arrêta.
– Voyons, voyons! s'écria-t-il, confus et furieux. J'irais me traîner jusque-là pour «nous embrasser et pleurer ensemble»! Je descendrais à ce degré de honte, à cette bassesse insensée!
Il fut sauvé de «cette bassesse insensée» par la Providence, qui veille sur les hommes comme il faut. À peine fut-il dans la rue qu'il se heurta à Alexandre Lobov. Le jeune homme était hors d'haleine, très agité.
– Ah! Je venais précisément chez vous! Eh bien! et notre ami Pavel Pavlovitch!…
– Il s'est pendu! murmura Veltchaninov d'un air égaré.
– Comment, pendu?… Et pourquoi donc? fit Lobov en ouvrant de grands yeux.
– Rien… ne faites pas attention… Je croyais… Continuez.
– Mais quelle singulière idée!… Il ne s'est pas pendu du tout! Pourquoi se serait-il pendu? Au contraire, il est parti. Je viens de le mettre en wagon… Mais ce qu'il boit! ce qu'il boit! il chantait à tue-tête dans le wagon; il s'est souvenu de vous; il m'a recommandé de vous saluer… Voyons, est-ce une canaille? qu'en pensez-vous? dites?
Le jeune homme était extrêmement surexcité: son visage enluminé, ses yeux étincelants, sa langue pâteuse en témoignaient suffisamment. Veltchaninov éclata de rire, à gorge déployée.
– Alors, eux aussi, ils ont fini par fraterniser! Ha! ha! Ils se sont embrassés et ils ont pleuré ensemble!