– On nous a bien roulés, Astafi Ivanovitch, lui dis-je, le soir, en lui donnant un verre de thé. Je désirais l’amener à redire encore l’histoire du pardessus volé, qui, d’avoir été si souvent répétée, et à cause de la sincérité profonde du narrateur, commençait à devenir très comique.
– On nous a roulés, Monsieur! Je suis furieux, bien que ce ne soit pas mon paletot qu’il ait pris. Pour moi, il n’y a pas pire vipère que le voleur. Un autre prend à crédit, mais celui-ci vole ton travail, ta sueur, ton temps… La crapule! Pfff! Je ne veux plus y penser. Ça me met en rage… Comment, Monsieur! Vous ne regrettez pas votre propre bien?
– Mais si, Astafi Ivanovitch. On aimerait mieux voir brûler les choses que de les laisser à un voleur. Vraiment on n’en a pas le désir…
– Quel désir? Cependant, il y a voleur et voleur…
Ainsi, moi, Monsieur, il m’est arrivé de tomber sur un voleur honnête.
– Comment, honnête!? Un voleur peut-il être honnête?
– Sans doute, Monsieur. Un voleur honnête, à vrai dire, il n’en existe pas… J’ai seulement voulu dire qu’il me semblait que c’était un honnête homme, et il a volé. On a eu pitié de lui.
– Et comment cela est-il arrivé?
«C’était il y a deux ans, Monsieur. À cette époque, je suis resté sans place presque une année. Dans ma dernière place, je m’étais lié avec un malheureux, un homme déchu. Nous nous étions rencontrés dans un débit. C’était un ivrogne, un fainéant. Il avait servi quelque part, mais depuis longtemps on l’avait chassé, à cause de son ivrognerie. C’était un malheureux! Il était vêtu Dieu sait comment. Parfois on se demandait s’il avait une chemise sous son paletot. Tout ce qui lui tombait sous la main, il le dépensait à boire. Mais il n’était pas tapageur. Il avait un caractère doux, affectueux, bon, et pas du tout tapeur; il avait honte. Seulement, on voyait bien que le malheureux voulait boire, et on le régalait. C’est comme ça que je me suis lié avec lui… C’est-à-dire qu’il s’est cramponné à moi… Moi, ça m’était bien égal ce qu’il était! Il s’attachait comme un chien. Tu vas là-bas, il te suit… Et nous ne nous étions vus qu’une seule fois!… D’abord, il fallut lui laisser passer la nuit. Bon, je l’ai laissé. Je vois que son passeport est en règle. Ça va. Le lendemain, il fallut encore lui laisser passer la nuit. Le troisième jour, il demeura toute la journée sur le rebord de la fenêtre, et le soir il resta à coucher. «Eh bien!» pensai-je, «voilà qu’il s’est accroché à moi, il va falloir lui donner à boire et à manger et encore le coucher. Moi, un pauvre homme, et un fainéant s’y accroche!»
» Avant moi, il avait fait la même chose avec un employé. Il s’était cramponné à lui. Ils buvaient ensemble; mais l’employé était mort de je ne sais trop quoi.
» Il s’appelait Emelian, Emelian Ilitch. Je pense, je pense… «Comment faire avec lui? Le chasser? C’est dur, il est si misérable; un homme déchu que c’en est effrayant.» Et lui, silencieux, ne demande rien. Il reste assis et te regarde seulement dans les yeux, comme un chien. Voilà ce que la boisson peut faire d’un homme! Je pense… «Comment lui dire: Va-t’en, Emelian, tu n’as rien à faire ici; tu n’es pas bien tombé; bientôt je n’aurai plus moi-même de quoi manger; alors comment puis-je te garder en pension?» Et je pense: «Qu’est-ce qu’il fera quand je lui dirai cela?» Et je m’imagine le regard qu’il posera sur moi quand il entendra ces paroles; je le vois restait assis longtemps sans rien comprendre. Ensuite, quand il aura compris, il se lèvera du rebord de la fenêtre, prendra son mouchoir, que je vois encore, un mouchoir à carreaux rouges, déchiré, dans lequel il mettait Dieu sait quoi et portait toujours avec lui. Après il ajustera son paletot pour s’y loger confortablement et avoir chaud et masquer les trous. Il était délicat! Ensuite il aurait ouvert la porte et serait sorti sur l’escalier, des larmes pleins les yeux.
» Non, il ne faut pas que l’homme se perde! j’ai eu pitié.
» Et après je pense encore: «Et moi, comment ferai-je? Attends, Emelian, tu ne resteras pas longtemps chez moi… Bientôt je partirai d’ici et tu ne me retrouveras pas.» Eh bien! Monsieur, nous sommes partis. Mon maître Alexandre Philemonovitch – depuis, il est mort. Monsieur, que Dieu l’ait en sa garde! – me dit: «Je suis très content de toi, Astafi; quand nous reviendrons de la campagne, nous ne t’oublierons pas; nous te reprendrons.» Moi, j’étais chez eux maître d’hôtel. C’était un brave homme, mais il est mort la même année. Quand nous l’avons eu mis en terre, j’ai pris mes effets, un peu d’argent, et j’ai pensé: «Maintenant je me reposerai»; et je me suis installé chez une vieille femme. J’ai sous-loué un coin dans son logis. Il y avait juste un seul coin de libre. Elle avait servi quelque part comme bonne d’enfant et maintenant touchait une petite rente. «Eh bien!» pensai-je, «adieu Emelian, mon ami, tu ne me retrouveras pas!» Eh bien! le croiriez-vous, Monsieur? Un soir, je rentre – j’étais allé voir un camarade – et qu’est-ce que je vois; Emelian! Il est assis sur mon coffre, son mouchoir à carreaux près de lui; il est en manteau, et m’attend… Pour chasser l’ennui, il a emprunté à la vieille un livre de prières qu’il tient à l’envers et regarde… Il m’a retrouvé! Les bras m’en sont tombés. «Eh bien! il n’y a rien à faire», pensai-je. «Pourquoi ne l’ai-je pas chassé du premier coup…» Et je lui demande tout de go:
» As-tu apporté ton passeport, Emelian?»
» Je me suis assis, Monsieur; et je commence à me demander si ce pauvre bougre me gênera beaucoup? Toute réflexion faite, j’ai trouvé qu’il ne me gênerait pas énormément. Il doit manger, pensai-je; eh bien! ce matin, un morceau de pain, et pour qu’il lui paraisse plus appétissant, on pourra acheter un peu d’ail. À midi aussi, du pain et de l’ail. Pour le souper aussi, de l’ail avec du kvass et du pain. Et s’il y a la soupe aux choux, alors ce sera déjà fête pour nous deux. Moi, je ne mange pas beaucoup; et un homme qui boit, on sait ça, ne mange rien; il ne lui faut que du vin ou de l’eau-de-vie. «Il me ruinera en boisson», pensai-je alors. Mais soudain une autre pensée aussi me vint en tête, Monsieur, un autre sentiment s’empara de moi tout entier. Oui, si Emelian était parti, j’aurais pris la vie en horreur… Alors j’ai décidé d’être pour lui un père, un bienfaiteur. Je le sauverai, je l’empêcherai de se perdre, je le déshabituerai de l’alcool! «Attends», pensai-je, «tu verras! Eh bien! Emelian, reste, mais maintenant, prends garde: tu devras m’obéir.» Et je me disais: «Voilà, je vais commencer par l’habituer au travail. Mais pas brusquement. D’abord qu’il se distraie un peu, et moi, je l’observerai, j’examinerai ce qu’il est capable de faire.» Car vous savez, Monsieur, pour n’importe quel travail, il faut avant tout en avoir la capacité. Alors j’ai commencé à l’observer, à l’étudier. Mais je n’eus bientôt plus guère d’illusions. D’abord, Monsieur, j’ai commencé par de bonnes paroles: «Tu vois, Emelian Ilitch, réfléchis un peu… Tu devrais faire quelque chose. Assez fainéanté. Regarde, tu es en loques… Ton paletot est comme une passoire… Il est temps de réagir, que diable!»
» Emelian, assis, la tête penchée, m’écoute sans rien dire. Il ne sait même pas dire un mot raisonnable. Il m’écoute longtemps, longtemps, longtemps, ensuite il soupire.
– Qu’as-tu donc à soupirer? lui demandai-je.