Les fictions qui ont un objet moral s’appellent apologues ou fables, et comme leur objet n’est ou ne doit être que d’envelopper des vérités utiles sous des formes sensibles et agréables, en pareil cas on ne s’attache guère à cacher le mensonge de fait qui n’est que l’habit de la vérité, et celui qui ne débite une fable que pour une fable ne ment en aucune façon.
Il est d’autres fictions purement oiseuses, telles que sont la plupart des contes et des romans qui, sans renfermer aucune instruction véritable, n’ont pour objet que l’amusement. Celles-là, dépouillées de toute utilité morale, ne peuvent s’apprécier que par l’intention de celui qui les invente, et lorsqu’il les débite avec affirmation comme des vérités réelles on ne peut guère disconvenir qu’elles ne soient de vrais mensonges. Cependant qui jamais s’est fait un grand scrupule de ces mensonges-là, et qui jamais en a fait un reproche grave à ceux qui les font? S’il y a par exemple quelque objet moral dans le Temple de Gnide, cet objet est bien offusqué et gâté par les détails voluptueux et par les images lascives. Qu’a fait l’auteur pour couvrir cela d’un vernis de modestie? Il a feint que son ouvrage était la traduction d’un manuscrit grec, et il a fait l’histoire de la découverte de ce manuscrit de la façon la plus propre à persuader ses lecteurs de la vérité de son récit. Si ce n’est pas là un mensonge bien positif, qu’on me dise donc ce que c’est que mentir? Cependant qui est-ce qui s’est avisé de faire à l’auteur un crime de ce mensonge et de le traiter pour cela d’imposteur?
On dira vainement que ce n’est là qu’une plaisanterie, que l’auteur tout en affirmant ne voulait persuader personne, qu’il n’a persuadé personne en effet, et que le public n’a pas douté un moment qu’il ne fût lui-même l’auteur de l’ouvrage prétendu grec dont il se donnait pour le traducteur. Je répondrai qu’une pareille plaisanterie sans aucun objet n’eût été qu’un bien sot enfantillage, qu’un menteur ne ment pas moins quand il affirme quoiqu’il ne persuade pas, qu’il faut détacher du public instruit des multitudes de lecteurs simples et crédules à qui l’histoire du manuscrit, narrée par un auteur grave avec un air de bonne foi, en a réellement imposé, et qui ont bu sans crainte, dans une coupe de forme antique, le poison dont ils se seraient au moins défiés s’il leur eût été présenté dans un vase moderne.
Que ces distinctions se trouvent ou non dans les livres, elles ne s’en font pas moins dans le cœur de tout homme de bonne foi avec lui-même, qui ne veut rien se permettre que sa conscience puisse lui reprocher. Car dire une chose fausse à son avantage n’est pas moins mentir que si on la disait au préjudice d’autrui, quoique le mensonge soit moins criminel. Donner l’avantage à qui ne doit pas l’avoir c’est troubler l’ordre et la justice; attribuer faussement à soi-même ou à autrui un acte d’où peut résulter louange ou blâme, inculpation ou disculpation, c’est faire une chose injuste; or tout ce qui, contraire à la vérité, blesse la justice en quelque façon que ce soit, c’est mensonge. Voilà la limite exacte: mais tout ce qui, contraire à la vérité, n’intéresse la justice en aucune sorte, n’est que fiction, et j’avoue que quiconque se reproche une pure fiction comme un mensonge a la conscience plus délicate que moi.
Ce qu’on appelle mensonges officieux sont de vrais mensonges, parce qu’en imposer à l’avantage soit d’autrui, soit de soi-même, n’est pas moins injuste que d’en imposer à son détriment. Quiconque loue ou blâme contre la vérité ment, dès qu’il s’agit d’une personne réelle. S’il s’agit d’un être imaginaire il en peut dire tout ce qu’il veut sans mentir, à moins qu’il ne juge sur la moralité des faits qu’il invente et qu’il n’en juge faussement; car alors s’il ne ment pas dans le fait, il ment contre la vérité morale, cent fois plus respectable que celle des faits.
J’ai vu de ces gens qu’on appelle vrais dans le monde. Toute leur véracité s’épuise dans les conversations oiseuses à citer fidèlement les lieux, les temps, les personnes, à ne se permettre aucune fiction, à ne broder aucune circonstance, à ne rien exagérer. En tout ce qui ne touche point à leur intérêt ils sont dans leurs narrations de la plus inviolable fidélité. Mais s’agit-il de traiter quelque affaire qui les regarde, de narrer quelque fait qui leur touche de près; toutes les couleurs sont employées pour présenter les choses sous le jour qui leur est le plus avantageux, et si le mensonge leur est utile et qu’ils s’abstiennent de le dire eux-mêmes, ils le favorisent avec adresse et font en sorte qu’on l’adopte sans le leur pouvoir imputer. Ainsi le veut la prudence: adieu la véracité.
L’homme que j’appelle vrai fait tout le contraire. En choses parfaitement indifférentes la vérité qu’alors l’autre respecte si fort le touche fort peu, et il ne se fera guère de scrupule d’amuser une compagnie par des faits controuvés dont il ne résulte aucun jugement injuste ni pour ni contre qui que ce soit, vivant ou mort. Mais tout discours qui produit pour quelqu’un profit ou dommage, estime ou mépris, louange ou blâme contre la justice et la vérité, est un mensonge qui jamais n’approchera de son cœur, ni de sa bouche, ni de sa plume. Il est solidement vrai, même contre son intérêt quoiqu’il se pique assez peu de l’être dans les conversations oiseuses: il est vrai en ce qu’il ne cherche à tromper personne, qu’il est aussi fidèle à la vérité qui l’accuse qu’à celle qui l’honore, et qu’il n’en impose jamais pour son avantage ni pour nuire à son ennemi. La différence donc qu’il y a entre mon homme vrai et l’autre, est que celui du monde est très rigoureusement fidèle à toute vérité qui ne lui coûte rien, mais pas au-delà, et que le mien ne la sert jamais si fidèlement que quand il faut s’immoler pour elle.
Mais, dirait-on, comment accorder ce relâchement avec cet ardent amour pour la vérité dont je le glorifie? Cet amour est donc faux puisqu’il souffre tant d’alliage? Non, il est pur et vrai: mais il n’est qu’une émanation de l’amour de la justice et ne veut jamais être faux quoiqu’il soit souvent fabuleux. Justice et vérité sont dans son esprit deux mots synonymes qu’il prend l’un pour l’autre indifféremment. La sainte vérité que son cœur adore ne consiste point en faits indifférents et en noms inutiles, mais à rendre fidèlement à chacun ce qui lui est dû en choses qui sont véritablement siennes, en imputations bonnes ou mauvaises, en rétributions d’honneur ou de blâme, de louange et d’improbation. Il n’est faux ni contre autrui, parce que son équité l’en empêche et qu’il ne veut nuire à personne injustement, ni pour lui-même, parce que sa conscience l’en empêche et qu’il ne saurait s’approprier ce qui n’est pas à lui. C’est surtout de sa propre estime qu’il est jaloux; c’est le bien dont il peut le moins se passer, et il sentirait une perte réelle d’acquérir celle des autres aux dépens de ce bien-là. Il mentira donc quelquefois en choses indifférentes sans scrupule et sans croire mentir, jamais pour le dommage ou le profit d’autrui ni de lui-même. En tout ce qui tient aux vérités historiques, en tout ce qui a trait à la conduite des hommes, à la justice, à la sociabilité, aux lumières utiles, il garantira de l’erreur et lui-même et les autres autant qu’il dépendra de lui. Tout mensonge hors de là selon lui n’en est pas un. Si le Temple de Gnide est un ouvrage utile, l’histoire du manuscrit grec n’est qu’une fiction très innocente; elle est un mensonge très punissable si l’ouvrage est dangereux.
Telles furent mes règles de conscience sur le mensonge et sur la vérité. Mon cœur suivait machinalement ces règles avant que ma raison les eût adoptées, et l’instinct moral en fit seul l’application. Le criminel mensonge dont la pauvre Marion fut la victime m’a laissé d’ineffaçables remords qui m’ont garanti tout le reste de ma vie non seulement de tout mensonge de cette espèce, mais de tous ceux qui, de quelque façon que ce pût être, pouvaient toucher l’intérêt et la réputation d’autrui. En généralisant ainsi l’exclusion je me suis dispensé de peser exactement l’avantage et le préjudice, et de marquer les limites précises du mensonge nuisible et du mensonge officieux; en regardant l’un et l’autre comme coupables, je me les suis interdits tous les deux.