J’allais presque tous les dimanches passer la journée aux Pâquis chez M. Fazy, qui avait épousé une de mes tantes et qui avait là une fabrique d’indiennes: Un jour j’étais à l’étendage dans la chambre de la calandre et j’en regardais les rouleaux de fonte: leur luisant flattait ma vue, je fus tenté d’y poser mes doigts et je les promenais avec plaisir sur le lissé du cylindre, quand le jeune Fazy s’étant mis dans la roue lui donna un demi-quart de tour si adroitement qu’il n’y prit que le bout de mes deux plus longs doigts; mais c’en fut assez pour qu’ils y fussent écrasés par le bout et que les deux ongles y restassent. Je fis un cri perçant, Fazy détourne à l’instant la roue, mais les ongles ne restèrent pas moins au cylindre et le sang ruisselait de mes doigts. Fazy, consterné, s’écrie, sort de la roue, m’embrasse, et me conjure d’apaiser mes cris, ajoutant qu’il était perdu. Au fort de ma douleur la sienne me toucha, je me tus, nous fûmes à la carpière où il m’aida à laver mes doigts et à étancher mon sang avec de la mousse. Il me supplia avec larmes de ne point l’accuser; je le lui promis et le tins si bien, que plus de vingt ans après personne ne savait par quelle aventure j’avais deux de mes doigts cicatrisés; car ils le sont demeurés toujours. Je fus détenu dans mon lit plus de trois semaines, et plus de deux mois hors d’état de me servir de ma main, disant toujours qu’une grosse pierre en tombant m’avait écrasé les doigts.
Magnanima menzôgna! or quando è il vero
Si bello che si possa a te preporre?
Cet accident me fut pourtant bien sensible par la circonstance, car c’était le temps des exercices où l’on faisait manœuvrer la bourgeoisie, et nous avions fait un rang de trois autres enfants de mon âge avec lesquels je devais en uniforme faire l’exercice avec la compagnie de mon quartier. J’eus la douleur d’entendre le tambour de la compagnie passant sous ma fenêtre avec mes trois camarades, tandis que j’étais dans mon lit.
Mon autre histoire est toute semblable, mais d’un âge plus avancé.
Je jouais au mail à Plain-Palais avec un de mes camarades appelé Pleince. Nous prîmes querelle au jeu, nous nous battîmes et durant le combat il me donna sur la tête nue un coup de mail si bien appliqué que d’une main plus forte il m’eût fait sauter la cervelle. Je tombe à l’instant. Je ne vis de ma vie une agitation pareille à celle de ce pauvre garçon voyant mon sang ruisseler dans mes cheveux. Il crut m’avoir tué. Il se précipite sur moi, m’embrasse, me serre étroitement en fondant en larmes et poussant des cris perçants. Je l’embrassai aussi de toute ma force en pleurant comme lui dans une émotion confuse qui n’était pas sans quelque douceur. Enfin il se mit en devoir d’étancher mon sang qui continuait de couler, et voyant que nos deux mouchoirs n’y pouvaient suffire, il m’entraîna chez sa mère qui avait un petit jardin près de là. Cette bonne dame faillit à se trouver mal en me voyant dans cet état. Mais elle sut conserver des forces pour me panser, et après avoir bien bassiné ma plaie elle y appliqua des fleurs de lis macérées dans l’eau-de-vie, vulnéraire excellent et très usité dans notre pays. Ses larmes et celles de son fils pénétrèrent mon cœur au point que longtemps je la regardai comme ma mère et son fils comme mon frère, jusqu’à ce qu’ayant perdu l’un et l’autre de vue, je les oubliai peu à peu.
Je gardai le même secret sur cet accident que sur l’autre, et il m’en est arrivé cent autres de pareille nature en ma vie, dont je n’ai pas même été tenté de parler dans mes Confessions, tant j’y cherchais peu l’art de faire valoir le bien que je sentais dans mon caractère. Non, quand j’ai parlé contre la vérité qui m’était connue, ce n’a jamais été qu’en choses indifférentes, et plus, ou par l’embarras de parler ou pour le plaisir d’écrire que par aucun motif d’intérêt pour moi, ni d’avantage ou de préjudice d’autrui. Et quiconque lira mes Confessions impartialement, si jamais cela arrive, sentira que les aveux que j’y fais sont plus humiliants, plus pénibles à faire, que ceux d’un mal plus grand mais moins honteux à dire, et que je n’ai pas dit parce que je ne l’ai pas fait.
Il suit de toutes ces réflexions que la profession de véracité que je me suis faite a plus son fondement sur des sentiments de droiture et d’équité que sur la réalité des choses, et que j’ai plus suivi dans la pratique les directions morales de ma conscience que les notions abstraites du vrai et du faux. J’ai souvent débité bien des fables, mais j’ai très rarement menti. En suivant ces principes j’ai donné sur moi beaucoup de prise aux autres, mais je n’ai fait tort à qui que ce fût, et je ne me suis point attribué à moi-même plus d’avantage qu’il ne m’en était dû. C’est uniquement par là, ce me semble, que la vérité est une vertu. A tout autre égard elle n’est pour nous qu’un être métaphysique dont il ne résulte ni bien ni mal.
Je ne sens pourtant pas mon cœur assez content de ces distinctions pour me croire tout à fait irrépréhensible. En pesant avec tant de soin ce que je devais aux autres, ai-je assez examiné ce que je me devais à moi-même? S’il faut être juste pour autrui, il faut être vrai pour soi, c’est un hommage que l’honnête homme doit rendre à sa propre dignité. Quand la stérilité de ma conversation me forçait d’y suppléer par d’innocentes fictions j’avais tort, parce qu’il ne faut point, pour amuser autrui, s’avilir soi-même; et quand, entraîné par le plaisir d’écrire, j’ajoutais à des choses réelles des ornements inventés, j’avais plus de tort encore parce qu’orner la vérité par des fables c’est en effet la défigurer.
Mais ce qui me rend plus inexcusable est la devise que j’avais choisie. Cette devise m’obligeait plus que tout autre homme à une profession plus étroite de la vérité, et il ne suffisait pas que je lui sacrifiasse partout mon intérêt et mes penchants, il fallait lui sacrifier aussi ma faiblesse et mon naturel timide. Il fallait avoir le courage et la force d’être vrai toujours, en toute occasion, et qu’il ne sortît jamais ni fiction ni fable d’une bouche et d’une plume qui s’étaient particulièrement consacrées à la vérité. Voilà ce que j’aurais dû me dire en prenant cette fière devise, et me répéter sans cesse tant que j’osai la porter. Jamais la fausseté ne dicta mes mensonges, ils sont tous venus de faiblesse, mais cela m’excuse très mal. Avec une âme faible on peut tout au plus se garantir du vice, mais c’est être arrogant et téméraire d’oser professer de grandes vertus.
Voilà des réflexions qui probablement ne me seraient jamais venues dans l’esprit si l’abbé Rosier ne me les eût suggérées. Il est bien tard, sans doute, pour en faire usage; mais il n’est pas trop tard au moins pour redresser mon erreur et remettre ma volonté dans la règle: car c’est désormais tout ce qui dépend de moi. En ceci donc et en toutes choses semblables la maxime de Solon est applicable à tous les âges, et il n’est jamais trop tard pour apprendre, même de ses ennemis, à être sage, vrai, modeste, et à moins présumer de soi.