C’est ainsi que raisonnant avec moi-même, je parvins à ne plus me laisser ébranler dans mes principes par des arguments captieux, par des objections insolubles et par des difficultés qui passaient ma portée et peut-être celle de l’esprit humain. Le mien, restant dans la plus solide assiette que j’avais pu lui donner, s’accoutuma si bien à s’y reposer à l’abri de ma conscience, qu’aucune doctrine étrangère ancienne ou nouvelle ne peut plus l’émouvoir ni troubler un instant mon repos. Tombé dans la langueur et l’appesantissement d’esprit, j’ai oublié jusqu’aux raisonnements sur lesquels je fondais ma croyance et mes maximes, mais je n’oublierai jamais les conclusions que j’en ai tirées avec l’approbation de ma conscience et de ma raison, et je m’y tiens désormais. Que tous les philosophes viennent ergoter contre: ils perdront leur temps et leurs peines. Je me tiens pour le reste de ma vie, en toute chose, au parti que j’ai pris quand j’étais plus en état de bien choisir.

Tranquille dans ces dispositions, j’y trouve, avec le contentement de moi, l’espérance et les consolations dont j’ai besoin dans ma situation. Il n’est pas possible qu’une solitude aussi complète, aussi permanente, aussi triste en elle-même, l’animosité toujours sensible et toujours active de toute la génération présente, les indignités dont elle m’accable sans cesse, ne me jettent quelquefois dans l’abattement; l’espérance ébranlée, les doutes décourageants reviennent encore de temps à autre troubler mon âme et la remplir de tristesse. C’est alors qu’incapable des opérations de l’esprit nécessaires pour me rassurer moi-même, j’ai besoin de me rappeler mes anciennes résolutions; les soins, l’attention, la sincérité de cœur que j’ai mise à les prendre, reviennent alors à mon souvenir et me rendent toute ma confiance. Je me refuse ainsi à toutes nouvelles idées comme à des erreurs funestes qui n’ont qu’une fausse apparence et ne sont bonnes qu’à troubler mon repos.

Ainsi retenu dans l’étroite sphère de mes anciennes connaissances je n’ai pas, comme Solon, le bonheur de pouvoir m’instruire chaque jour en vieillissant, et je dois même me garantir du dangereux orgueil de vouloir apprendre ce que je suis désormais hors d’état de bien savoir. Mais s’il me reste peu d’acquisitions à espérer du côté des lumières utiles, il m’en reste de bien importantes à faire du côté des vertus nécessaires à mon état. C’est là qu’il serait temps d’enrichir et d’orner mon âme d’un acquis qu’elle pût emporter avec elle, lorsque délivrée de ce corps qui l’offusque et l’aveugle, et voyant la vérité sans voile, elle apercevra la misère de toutes ces connaissances dont nos faux savants sont si vains. Elle gémira des moments perdus en cette vie à les vouloir acquérir. Mais la patience, la douceur, la résignation, l’intégrité, la justice impartiale sont un bien qu’on emporte avec soi, et dont on peut s’enrichir sans cesse, sans craindre que la mort même nous en fasse perdre le prix. C’est à cette unique et utile étude que je consacre le reste de ma vieillesse. Heureux si par mes progrès sur moi-même, j’apprends à sortir de la vie, non meilleur, car cela n’est pas possible, mais plus vertueux que je n’y suis entré.

QUATRIÈME PROMENADE

Dans le petit nombre de livres que je lis quelquefois encore, Plutarque est celui qui m’attache et me profite le plus. Ce fut la première lecture de mon enfance, ce sera la dernière de ma vieillesse; c’est presque le seul auteur que je n’ai jamais lu sans en tirer quelque fruit. Avant-hier, je lisais dans ses œuvres morales le traité Comment on pourra tirer utilité de ses ennemis. Le même jour, en rangeant quelques brochures qui m’ont été envoyées par les auteurs, je tombai sur un des journaux de l’abbé Rosier, au titre duquel il avait mis ces paroles: «Vitam vero impendenti, Rosier». Trop au fait des tournures de ces messieurs pour prendre le change sur celle-là, je compris qu’il avait cru sous cet air de politesse me dire une cruelle contrevérité: mais sur quoi fondé? pourquoi ce sarcasme? quel sujet y pouvais-je avoir donné? Pour mettre à profit les leçons du bon Plutarque je résolus d’employer à m’examiner sur le mensonge la promenade du lendemain, et j’y vins bien confirmé dans l’opinion déjà prise que le Connais-toi toi-même du Temple de Delphes n’était pas une maxime si facile à suivre que je l’avais cru dans mes Confessions.

Le lendemain, m’étant mis en marche pour exécuter cette résolution, la première idée qui me vint en commençant à me recueillir fut celle d’un mensonge affreux fait dans ma première jeunesse, dont le souvenir m’a troublé toute ma vie et vient, jusque dans ma vieillesse, contrister encore mon cœur déjà navré de tant d’autres façons. Ce mensonge, qui fut un grand crime en lui-même, en dut être un plus grand encore par ses effets que j’ai toujours ignorés, mais que le remords m’a fait supposer aussi cruels qu’il était possible. Cependant, à ne consulter que la disposition où j’étais en le faisant, ce mensonge ne fut qu’un fruit de la mauvaise honte, et bien loin qu’il partît d’une intention de nuire à celle qui en fut la victime, je puis jurer à la face du ciel qu’à l’instant même où cette honte invincible me l’arrachait j’aurais donné tout mon sang avec joie pour en détourner l’effet sur moi seul. C’est un délire que je ne puis expliquer qu’en disant, comme je crois le sentir, qu’en cet instant mon naturel timide subjugua tous les vœux de mon cœur.

Le souvenir de ce malheureux acte et les inextinguibles regrets qu’il m’a laissés m’ont inspiré pour le mensonge une horreur qui a dû garantir mon cœur de ce vice pour le reste de ma vie. Lorsque je pris ma devise, je me sentais fait pour la mériter, et je ne doutais pas que je n’en fusse digne quand sur le mot de l’abbé Rosier je commençai de m’examiner plus sérieusement.

Alors en m’épluchant avec plus de soin, je fus bien surpris du nombre de choses de mon invention que je me rappelais avoir dites comme vraies dans le même temps où, fier en moi-même de mon amour pour la vérité, je lui sacrifiais ma sûreté, mes intérêts, ma personne, avec une impartialité dont je ne connais nul autre exemple parmi les humains.

Ce qui me surprit le plus était qu’en me rappelant ces choses controuvées, je n’en sentais aucun vrai repentir. Moi dont l’horreur pour la fausseté n’a rien dans mon cœur qui la balance, moi qui braverais les supplices s’il les fallait éviter par un mensonge, par quelle bizarre inconséquence mentais-je ainsi de gaieté de cœur sans nécessité, sans profit, et par quelle inconcevable contradiction n’en sentais-je pas le moindre regret, moi que le remords d’un mensonge n’a cessé d’affliger pendant cinquante ans? Je ne me suis jamais endurci sur mes fautes; l’instinct moral m’a toujours bien conduit, ma conscience a gardé sa première intégrité, et quand même elle se serait altérée en se pliant à mes intérêts, comment, gardant toute sa droiture dans les occasions où l’homme forcé par ses passions peut au moins s’excuser sur sa faiblesse, la perd-elle uniquement dans les choses indifférentes où le vice n’a point d’excuse? Je vis que de la solution de ce problème dépendait la justesse du jugement que j’avais à porter en ce point sur moi-même, et après l’avoir bien examiné voici de quelle manière je parvins à me l’expliquer.

Je me souviens d’avoir lu dans un livre de philosophie que mentir c’est cacher une vérité que l’on doit manifester. Il suit bien de cette définition que taire une vérité qu’on n’est pas obligé de dire n’est pas mentir; mais celui qui non content en pareil cas de ne pas dire la vérité dit le contraire, ment-il alors, ou ne ment-il pas? Selon la définition, l’on ne saurait dire qu’il ment. Car s’il donne de la fausse monnaie à un homme auquel il ne doit rien, il trompe cet homme, sans doute, mais il ne le vole pas.


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