– Ma foi, voilà une belle querelle amoureuse, fit Charley, sarcastique.
– Oui, je veux lui dire que j’étais une sorte de monstre au physique et au moral, un être égoïste et féroce qui a fait souffrir et mourir quantité de misérables pour l’édification de sa fortune et la satisfaction de ses instincts. Maintenant, je ne suis plus ce monstre moral…
– Mais vous êtes toujours le monstre physique, dit froidement Charley.
Un peu «estomaqué», le roi de l’huile se tourna vers Charley:
– Que signifie ceci?
– Ceci signifie que, si miss Mary a modifié le monstre moral, elle a laissé son enveloppe au monstre physique. Vous ne sauriez vous froisser de vos propres expressions. Il n’était point en son pouvoir de faire tomber votre ventre, que je sache, ni de changer la couleur de vos cheveux.
Jonathan répondit tristement:
– Hélas! non. Mais, puisqu’elle m’accepte ainsi, c’est que je ne lui déplais point. N’est-ce pas, Mary?
– Je serai votre femme, dit-elle.
– Vous voyez bien. Mary n’a jamais menti.
Et le roi de l’huile eut un attendrissement. Pour se donner une contenance, il tira son couteau de sa poche, un large couteau effilé qui pouvait servir à découper les gens et les choses, à tailler les Indiens et les ongles. Il en usa pour se nettoyer les dents.
Et comme les observations peu flatteuses de Charley sur son physique lui trottaient par la tête, il ouvrit un petit miroir qu’il avait en réserve dans son gilet et se contempla dans la glace, cependant que son couteau nettoyait sa mâchoire.
À ce moment, sir Jonathan avait en face de lui miss Mary et tournait le dos à Charley. Tout en jouant du couteau dans sa bouche, il se répétait à part lui les paroles de Mary: «Je serai votre femme… Je serai votre femme… Je serai votre…»
Il n’acheva pas cette dernière phrase intime. Son couteau lui échappa des mains, et le roi de l’huile devint d’une pâleur mortelle…
Dans sa glace, il venait de voir, derrière lui, Charley dont les lèvres articulaient nettement et silencieusement, à l’adresse de miss Mary, ces trois mots: «I love you.»
II
Le train avait dépassé Columbus. Les dernières nouvelles étaient assez rassurantes. Les Indiens n’avaient point donné signe de vie depuis vingt-quatre heures. On pensait généralement qu’ils s’étaient retirés au delà de Silver Creek, aux environs de Lone Tree (l’arbre solitaire).
C’est ce qui se disait sur les passerelles, où l’on veillait toujours.
– À moins qu’ils n’aient rétrogradé jusqu’à Kearney, fit un Canadien qui prétendait connaître les coutumes des tribus de ces parages pour avoir eu déjà à repousser leur assaut.
– Pour moi, prétendit un Yankee, on ne les verra point avant Plum Creek.
– À moins qu’ils ne s’en soient allés jusqu’à Alkani, Big Spring ou Julesbourg, dit en riant le Français sceptique qui avait lu le Tour du Monde en quatre-vingts jours.
– Bah! fit le Canadien, ils ne sont point problématiques du tout.
– Vous les avez vus? interrogea le Français incrédule.
– Mieux que je ne vous vois, attendu que la chose s’est passée de jour. Ils étaient fort laids.
– Je crois surtout, monsieur le Canadien, que la chose s’est passée dans votre imagination. Comme Canadien, vous êtes beaucoup Français et un peu «du Midi». Nous autres gens du Nord…
– Vous n’allez point prétendre que Québec est en Provence? fit le Canadien, agacé.
– Je le regrette, monsieur. Non, je n’irai point jusque-là.
J’estime qu’il y a plus de danger à traverser le boulevard, au carrefour Montmartre, à quatre heures du soir, qu’à se promener en express, dans le Nebraska, à deux heures du matin. Le Yankee s’approcha du Français et lui dit:
– Je parie avec vous.
– Vous pariez avec moi?
– Oui, monsieur, je parie avec vous pour les Indiens. Et vous pariez pour le boulevard.
– Je ne comprends pas.
– Oh! cela m’étonnerait beaucoup d’un Français. Je parie que je passe quatre fois le boulevard, au carrefour Montmartre, vous dites. Alors je ne serai pas écrasé. Et vous vous traverserez quatre fois l’État de Nebraska, sur l’Union Pacific railway, et vous serez attaqué, au moins une. Parfaitement. Je dis. Tenez-vous?
– Mais, pour tenir votre pari, mon cher monsieur, il me faudrait revenir en Amérique, et mon commerce de la rue du Sentier…
– Aoh! je voyagerai bien pour la France, pour traverser le boulevard…
– Impossible, cher monsieur, impossible…
– Je croyais qu’impossible n’était pas un mot français. Je me trompais. Au revoir, monsieur.
L’Américain s’éloignait, quand il revint soudain sur ses pas et dit au Français:
– Voulez-vous parier pour ce voyage, tout seul?
– Il y tient, fit le commerçant de la rue du Sentier. Et qu’est-ce que nous parions?
– Dix mille dollars. Ça va?
Le Français fit un bond:
– Cinquante mille francs!… J’aimerais mieux un déjeuner… Oui, parions un déjeuner. Voulez-vous?…
– Un déjeuner à Tortoni? fit l’Américain.
– Mais ça va vous déranger?
– Non: c’est tout près.
– L’Océan… Il y a l’Océan…
– Pourquoi vous dites l’«Océan»? Ces Français sont rigolos… Je parle de Tortoni, 107, O’Farell street, San Francisco.
– Je vous demande pardon: c’est que nous avons aussi, à Paris, un Tortoni.
– Ah! vous nous copiez!… Ça va?
– Ça va!
L’Américain et le Français, pour sceller le marché et rendre définitif le pari, se livraient à un shake-hand des plus vigoureux, quand leurs mains furent soudain séparées par le passage aussi rapide qu’inattendu d’un gros et grand corps qui fuyait de passerelle en passerelle, se rendant à l’arrière du train, sur la terrasse, plate-forme découverte qui termine presque tous les convois américains.
Arrivé au bout de sa course, Jonathan criait sa douleur à la nuit immense de la Prairie, et les cris se perdaient dans le roulement de tonnerre de ce train qui mugissait de toutes ses roues, de tous ses essieux, de toutes ses chaînes, de toutes ces choses de fer et d’acier qu’il emportait à travers l’espace à une vitesse de cent kilomètres à l’heure.