– Mais, chère tante… commença le général tout confus. Mais… je suis étonné… Il me semble que je n’ai pas de contrôle à subir… et d’ailleurs mes dépenses ne dépassent pas mes moyens.

– Vraiment? Mais tu as volé jusqu’à tes enfants, toi, leur tuteur!

– Après de telles paroles… commença le général indigné, je ne sais vraiment plus…

– En effet, tu ne dois guère savoir que dire. Tu ne quittes pas la roulette, n’est-ce pas? On t’a mis à sec?

Le général était si ému que la respiration allait lui manquer.

– À la roulette! moi! avec mon grade! Moi! Mais vous êtes sans doute encore malade, ma tante. Revenez donc à vous!

– Comédie! comédie! Je suis sûre qu’on ne peut pas t’arracher de la roulette. Je veux voir, moi aussi, ce que c’est que cette roulette, et dès aujourd’hui. Voyons, Praskovia, raconte-moi ce qu’il y a à voir, et toi aussi, Alexis Ivanovitch. Et toi, Potapitch, note bien tous les endroits où il faut aller.

– Il y a, tout près d’ici, les ruines d’un château, répondit Paulina, puis il y a le Schlagenberg.

– Qu’est-ce que c’est, ce Schlagenberg? Une forêt?

– Non, une montagne.

À ce moment, Fédossia vint présenter à la babouschka les enfants du général.

– Oh! pas d’embrassades! Tous les enfants ont la morve au nez! Et toi, Fédossia, que deviens-tu?

– Mais je suis très heureuse ici, ma petite mère Antonida Vassilievna, répondit Fédossia. Comme nous étions affligés de votre maladie!

– Oui, je sais, tu es une âme naïve et bonne, toi. Et tout ça, reprit-elle en s’adressant à Paulina, ce sont des hôtes? Ce vilain petit monsieur à lunettes, qui est-ce?

– Le prince Nilsky, – souffla Paulina à l’oreille de la babouschka.

– Ah! un Russe? Je pensais qu’il ne me comprendrait pas. Il ne m’aura pas entendue. Eh! toi, continua-t-elle en parlant au général, es-tu toujours fâché?

– Comment donc, chère tante, se hâta de répondre le général tout joyeux. Je comprends si bien qu’à votre âge…

– Cette vieille est en enfance, dit tout bas de Grillet.

– Veux-tu me donner Alexis Ivanovitch? – continua-t-elle.

– Volontiers. Et moi-même, et Paulina, et M. de Grillet, nous sommes tous à vos ordres…

– Mais, madame, ce sera un plaisir, dit de Grillet avec un sourire aimable.

– Un plaisir? Tu es ridicule, mon petit père… D’ailleurs, dit-elle brusquement au général, ne compte pas que je te donne de l’argent… Et maintenant, portez-moi chez moi, et puis nous ressortirons.

On souleva de nouveau la babouschka, et tous descendirent derrière le fauteuil. Le général marchait comme un homme assommé. De Grillet méditait. Mademoiselle Blanche fit d’abord mine de rester, puis se joignit au groupe. Le prince suivit. Il ne resta dans l’appartement du général que l’Allemand et madame de Comminges.

X

Aux eaux, les maîtres d’hôtel, quand ils assignent un appartement aux voyageurs, se fondent bien moins sur le désir de ceux-ci que sur leur propre appréciation, et il faut remarquer qu’ils se trompent rarement. L’appartement de la babouschka était d’un luxe vraiment excessif. Quatre magnifiques salons, une chambre de bain, deux chambres pour les domestiques, une autre pour la dame de compagnie. On fit voir à la babouschka toutes ces chambres, qu’elle examina sévèrement.

On avait inscrit sur le livre de l’hôtel: «Madame la générale princesse de Tarassevitcheva».

De temps en temps, la babouschka se faisait arrêter, indiquait quelque meuble qui lui déplaisait et posait des questions inattendues au maître d’hôtel qui commençait à perdre contenance. Par exemple, elle s’arrêtait devant un tableau, une médiocre copie de quelque célèbre composition mythologique, et disait:

– De qui ce portrait?

Le maître d’hôtel répondait que ce devait être celui d’une certaine comtesse.

– Comment? De qui? Pourquoi ne le sais-tu pas? Et pourquoi louche-t-elle?

Le maître d’hôtel ne savait que dire.

– Sot! dit la babouschka en russe.

Enfin, la babouschka concentra toute son attention sur le lit de sa chambre à coucher.

– C’est bien, dit-elle, c’est riche. Faites donc voir.

On défit un peu le lit.

– Davantage. Ôtez les oreillers, soulevez les matelas.

La babouschka examina tout attentivement.

– Pas de punaises? Bien! Enlevez tout le linge, et qu’on mette le mien et mes oreillers. Tout ça est trop riche, qu’en ferais-je? Je m’ennuierais, seule là dedans.

– Alexis Ivanovitch, tu viendras chez moi souvent, quand tu auras fini de donner ta leçon aux enfants.

– Mais, répondis-je, depuis hier je ne suis plus au service du général. Je vis ici à mon compte.

– Pourquoi donc?

– Voici. Il y a quelques jours sont arrivés de Berlin un illustre baron et sa femme. Hier, à la promenade, je leur ai dit quelques paroles en allemand, mais sans arriver à reproduire exactement la prononciation de Berlin.

– Et alors?

– Le baron a pris cela pour une injure et s’est plaint au général, qui m’a donné congé.

– Mais quoi? Tu l’as donc réellement injurié? Et puis, quand tu l’aurais injurié!

– Non; c’est, au contraire, le baron, qui m’a menacé de sa canne.

– Mais es-tu donc si lâche, toi, que tu permettes de traiter ainsi ton outchitel, dit-elle violemment au général. Et tu l’as chassé! Imbécile! Vous êtes tous des imbéciles, tous!

– Ne vous inquiétez pas, ma tante, répondit le général, non sans hauteur. Je sais me conduire. D’ailleurs, Alexis Ivanovitch ne vous a pas raconté la chose très exactement.

– Et toi, tu as supporté cela! continua-t-elle en revenant à moi.

– Moi? Je voulais demander au baron une réparation d’honneur, répondis-je avec tranquillité. Le général s’y est opposé.

– Et pourquoi t’y es-tu opposé?

– Mais, excusez, ma tante, les duels ne sont pas permis, dit le général en souriant.

– Comment, pas permis? Et le moyen d’empêcher les hommes de se battre! Vous êtes des sots. Vous ne savez pas défendre le nom de Russe que vous portez. – Allons! soulevez-moi. Et toi, Alexis Ivanovitch, ne manque pas de me montrer ce baron à la promenade, ce fon baron! Et la roulette où est-elle?

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[6] Fon, prononciation figurée de von, particule nobiliaire des Allemands.


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