– Ah! celle-ci ne perdra pas! dit-elle. Qui est-ce?

– Une Française, probablement, lui répondis-je tout bas.

– Ah! cela se voit… Explique-moi maintenant la marche du jeu.

Je lui donnai les explications le plus claires possible sur les nombreuses combinaisons de rouge et noir, pair et impair, manque et passe et sur les diverses nuances des systèmes de chiffres. Elle écoutait attentivement, questionnait sans cesse et se pénétrait de mes réponses.

– Et que signifie le zéro? Le croupier principal a crié tout à l’heure: «Zéro», et a ramassé toutes les mises. Qu’est-ce que ça signifie?

– Le zéro, babouschka, est pour la banque; toutes les mises lui appartiennent quand c’est sur le zéro que tombe la petite boule.

– Et personne alors ne gagne?

– Le banquier seulement. Pourtant, si vous aviez ponté sur le zéro on vous payerait trente-cinq fois votre mise.

– Et cela arrive souvent? Pourquoi ne pontent-ils donc jamais sur le zéro, ces imbéciles?

– Parce qu’on n’a qu’une chance contre trente-cinq.

– Quelle bêtise!… Potapitch!… Mais non, j’ai mon argent sur moi.

Elle tira de sa poche une bourse bien garnie et y prit un florin.

– Là, mets-le tout de suite sur le zéro.

– Babouschka, le zéro vient de sortir; c’est un mauvais moment pour jouer sur ce chiffre. Attendez.

– Qu’est-ce que tu racontes! Mets où je te dis.

– Soit, mais le zéro peut ne plus sortir aujourd’hui, et si vous vous entêtez, vous pouvez y perdre mille florins.

– Des bêtises! Quand on craint le loup on ne va pas au bois [7]. C’est perdu? Mets encore.

Le deuxième florin fut perdu comme le premier. J’en mis un troisième. La babouschka ne tenait pas en place. Elle semblait vouloir fasciner la petite boule qui sautait sur les rayons de la roue. Le troisième florin fut encore perdu. La babouschka était hors de soi. Elle donna un coup de poing sur la table quand le croupier appela trente-six au lieu du zéro attendu.

– Canaille! s’écria-t-elle. Ce maudit petit zéro ne veut donc pas sortir? Je veux rester jusqu’à ce qu’il sorte! C’est ce scélérat de croupier qui l’empêche de sortir!… Alexis Ivanovitch, mets deux louis d’or à la fois, autrement nous ne gagnerions rien, même si le zéro sortait.

– Babouschka!

– Mets! mets! Ce n’est pas ton argent!

Je mis les deux louis. La petite boule roula longtemps et enfin se mit à sauter plus doucement sur les rayons; la babouschka était comme hypnotisée et serrait ma main. Tout à coup, boum!

– Zéro! cria le croupier.

– Tu vois! Tu vois! dit vivement la babouschka toute rayonnante. C’est Dieu lui-même qui m’a donné l’idée de mettre deux louis. Combien vais-je avoir? Pourquoi ne me donne-t-il pas d’argent? Potapitch! Marfa! Où sont-ils? Où sont les nôtres, Potapitch!

– Babouschka, Potapitch est à la porte; on ne l’a pas laissé entrer. Voyez, on vous paye, prenez.

On jetait à la babouschka un gros rouleau de cinquante louis enveloppés dans du papier bleu, vingt louis en monnaie. Je ramassai le tout devant la babouschka.

– Faites le jeu, messieurs, faites le jeu… Rien ne va plus! cria le croupier au moment de mettre en branle la roulette.

– Dieu! nous sommes en retard. Mets! mets donc vite!

– Où?

– Sur le zéro, encore sur le zéro! Et mets le plus possible. Combien avons-nous gagné? Soixante-dix louis? Pourquoi garder cela? Mets vingt louis à la fois.

– Mais vous n’y pensez pas, babouschka! Il peut rester deux cents fois sans sortir. Vous y perdrez votre fortune!

– Mensonges! bêtises! Mets, te dis-je! Assez parlé, je sais ce que je fais.

– D’après le règlement, on ne peut mettre plus de douze louis sur le zéro. Voilà, j’ai mis les douze.

– Pourquoi? Ne me fais-tu pas des histoires? – Moussieu, cria-t-elle en poussant le coude du croupier, combien sur le zéro? Douze? Douze?

Je me hâtai d’expliquer la chose en français.

– Oui, madame, répondit avec politesse le croupier. De même que chaque mise ne doit pas dépasser quatre mille florins. C’est le règlement.

– Alors, c’est bien, va pour douze!

– Le jeu est fait! cria le croupier.

La roue tourna et le nombre treize sortit.

– Perdu!

– Encore! encore! encore!

Je ne résistai plus, je ne fis que hausser les épaules et je mis douze nouveaux louis.

La roue tourna longtemps. La babouschka tremblait.

Espère-t-elle sérieusement que le zéro va encore sortir? me demandai-je avec étonnement. L’assurance décisive du gain rayonnait sur son visage. La petite boule tomba dans la cage.

– Zéro! cria le croupier.

– Quoi!!! Eh bien! tu vois? me dit la babouschka avec une indescriptible expression de triomphe.

J’étais moi-même joueur. Jamais je ne le sentis plus qu’en cet instant. Mes mains frémissaient, la tête me tournait. Certes, le cas était rare: trois zéros sur dix coups! Pourtant cela n’était pas extraordinaire. Trois jours auparavant, j’avais vu le zéro sortir trois fois de suite.

Tout le monde rivalisa d’amabilité pour la babouschka; on lui régla son gain avec humilité. Elle avait à recevoir quatre cent vingt louis, c’est-à-dire quatre mille florins et vingt louis.

Cette fois-ci, la babouschka n’appela plus Potapitch. Elle ne tremblait plus, extérieurement du moins; elle tremblait, pour ainsi dire, intérieurement.

– Alexis Ivanovitch, il a dit qu’on peut mettre quatre mille florins, n’est-ce pas? Eh! mets les quatre mille sur le rouge.

La roue tourna.

– Rouge! cria le croupier.

Cela faisait donc en tout huit mille florins.

– Donne-m’en quatre mille et mets les quatre autres mille sur le rouge.

J’obéis.

– Rouge!

– Ça fait douze; donne-les-moi. Mets l’or dans ma bourse et cache les billets. En voilà assez. Rentrons.

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[7] Dicton russe.


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