Cependant, ce même jour, des événements décisifs s’étaient passés à l’hôtel. Le matin déjà, avant onze heures, le général et de Grillet s’étaient décidés à faire une dernière tentative. Ayant appris que la babouschka ne songeait plus à partir et retournait à la gare, ils vinrent lui parler franchement. Le général tremblait. Il avoua tout, ses dettes, sa passion pour mademoiselle Blanche… puis, tout à coup, il prit un ton menaçant, se mit à crier, à frapper du pied. Il lui reprochait d’être la honte de sa famille, d’être la fable de toute la ville et qu’enfin… «Enfin, vous faites honte à toute la Russie, madame, et la police n’a pas été inventée pour rien!» – La babouschka le mit à la porte en le menaçant avec une canne.

Le général et de Grillet eurent, cette même matinée-là, plusieurs conciliabules. Ils songèrent sérieusement à employer en effet la police, sous prétexte que la babouschka était folle, prodigue, etc. Mais de Grillet haussait les épaules, se moquait du général, qui allait et venait dans son cabinet, la tête perdue. Enfin, le petit Français fit un geste désespéré et s’en alla. On apprit le même soir qu’il avait quitté l’hôtel, après avoir eu avec mademoiselle Blanche un long entretien. Quant à cette dernière, elle avait pris à l’avance ses mesures. Elle avait donné congé au général en bonne et due forme: «elle ne voulait plus le voir»! Le général courut après elle et la retrouva à la gare; elle s’en allait bras dessus bras dessous avec son prince. Ni elle ni madame de Comminges ne le reconnurent. Le petit prince ne le salua pas non plus. Néanmoins, celui-ci ne s’était pas encore prononcé; mademoiselle Blanche faisait les derniers efforts pour obtenir qu’il prît une décision. Mais, hélas! elle s’était cruellement trompée. Le soir même, elle apprit que le petit prince était «nu comme un ver», et qu’il comptait sur elle, comme elle-même avait compté sur lui, pour pouvoir jouer à la roulette. Blanche le chassa de chez elle et s’enferma dans son appartement.

Dans la matinée de ce jour mémorable, je cherchai vainement M. Astley. Il ne déjeuna même pas à l’hôtel. Vers cinq heures, je l’aperçus inopinément à la station du chemin de fer, se dirigeant vers l’hôtel d’Angleterre. Il marchait vite, semblait soucieux. Il me tendit la main cordialement, avec son «ha!» ordinaire, et sans s’arrêter. Mais je n’obtins de lui aucun renseignement. Il m’eût été d’ailleurs très pénible de parler avec lui de Paulina, et, de son côté, il ne fit aucune allusion à elle. Je lui racontai l’histoire de la babouschka. Il haussa les épaules.

– Elle achèvera de se ruiner, remarquai-je.

– Évidemment, répondit-il. Si j’ai le temps, j’irai la voir jouer… C’est très curieux…

– Où étiez-vous donc, toute la journée?

– À Francfort.

– Pour affaires?

– Oui.

Qu’avais-je encore à lui demander? Pourtant je ne le quittai pas; mais, arrivé à la porte de l’hôtel des Quatre-Saisons, il me salua et disparut.

En revenant chez moi, je me persuadai qu’une conversation de deux heures avec l’Anglais ne m’en aurait pas appris davantage, car je n’avais, en somme, rien à lui demander, assurément.

Paulina passa la journée à se promener avec la bonne et les enfants dans le parc. Elle évitait le général. D’ailleurs, j’avais déjà remarqué cela, rien ne pouvait la troubler; tous les tracas parmi lesquels elle vivait n’avaient pas altéré son calme habituel. Elle répondit à mon salut par un hochement de tête.

Je rentrai chez moi très irrité.

Certes, je ne cherchais pas à lui parler, et depuis l’incident Wourmergelm nous ne nous étions pas revus. Certes, je jouais l’orgueilleux, et plus le temps passait, plus ma colère montait. Qu’elle ne m’aimât pas du tout, passe; mais du moins elle ne devait pas me fouler ainsi aux pieds et accueillir avec tant de dédain mes protestations de dévouement. Elle sait que je l’aime, elle m’a permis de lui parler de mon amour! Cela a commencé étrangement, il est vrai.

Il y a longtemps de cela, déjà deux mois, je m’aperçus qu’elle voulait faire de moi son ami, son homme de confiance. Elle essaya. Mais cela réussit mal et n’aboutit qu’à nos singulières relations actuelles. Si mon amour lui déplaît, pourquoi ne pas me défendre de lui en parler? Mais elle me le permet, elle me provoque même à ces entretiens et… ce n’est que pour se moquer de moi! Elle prend plaisir, après m’avoir mis hors de moi, à m’abattre d’un seul coup, avec quelque sarcasme d’indifférence méprisante. Elle sait pourtant bien que je ne puis pas exister sans elle! Voilà trois jours passés depuis l’histoire du baron, et je ne puis plus supporter notre séparation. En la rencontrant, tout à l’heure, dans le parc, le cœur me battait avec une indicible violence. Elle non plus ne peut vivre sans moi! Je lui suis nécessaire, mais serait-ce seulement à titre de bouffon?

Elle a un mystère dans sa vie, c’est clair. Sa conversation avec la babouschka m’a douloureusement ému. Je l’ai pourtant mille fois suppliée d’être franche avec moi; elle savait que j’étais prêt à donner ma vie pour elle, mais elle ne me marquait que du mépris! Au lieu de ma vie, que je lui offrais, elle n’exigeait de moi que de ridicules incartades, celle avec le baron, par exemple. C’était révoltant! C’est donc ce Français qui résume le monde à ses yeux!

– Et M. Astley? Ici, la chose devenait décidément incompréhensible.

En rentrant, dans un transport de rage, je saisis ma plume et j’écrivis ceci:

«Paulina Alexandrovna, je vois clairement que le dénouement approche. Pour la dernière fois je vous demande: Voulez-vous, oui, ou non, ma vie? Si je vous suis utile à n’importe quoi, disposez de moi. J’attends votre réponse; je ne sortirai pas avant de l’avoir. Écrivez-moi ou appelez-moi!»

Je cachetai la lettre, je la fis porter par le garçon, avec l’ordre de la remettre en mains propres. Je n’attendais pas de réponse, mais, trois minutes après, le garçon vint me dire «qu’on lui avait commandé de me saluer».

Vers sept heures, on m’appela chez le général.

Il était dans son cabinet, tout prêt pour sortir. Il se tenait au milieu de la chambre, les jambes écartées, la tête penchée et se parlait à lui-même à haute voix. Dès qu’il m’eut aperçu, il se précipita à ma rencontre avec un tel cri que je reculai machinalement. Mais il saisit mes deux mains et m’entraîna vers le divan, où il s’assit. Il me força à m’asseoir dans un fauteuil, en face de lui, sans lâcher mes mains. Ses lèvres tremblaient, ses yeux étaient humides de larmes. Il me dit d’une voix suppliante:

– Alexis Ivanovitch, sauvez-moi, sauvez-nous!…

Longtemps je fus sans rien comprendre. Lui parlait toujours, répétant sans cesse:

– De grâce! de grâce!

Enfin, je compris qu’il attendait de moi quelque chose comme un conseil, ou, pour mieux dire, que, abandonné de tous, inquiet et désolé, il avait pensé à moi, et m’avait appelé seulement pour parler, parler, parler!

Il était fou. Du moins, il avait momentanément perdu la tête. Il joignait les mains, voulait se jeter à genoux devant moi pour… pour quoi, à votre avis? – Pour que j’allasse tout de suite chez mademoiselle Blanche, la supplier de revenir auprès de lui et de l’épouser.


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