Un matin, à l’heure du café, il nous fit rire aux larmes, Blanche et moi. Il n’était pas susceptible, à son ordinaire; mais, ce matin-là, il se fâcha contre moi, je ne sais pas encore pourquoi, et j’imagine qu’il ne le savait pas davantage lui-même. Brusquement, il se mit à proférer des paroles incohérentes, me traitant de gamin, disant qu’il m’apprendrait à vivre, etc. Blanche riait à se tordre. Enfin, on réussit à le calmer, et on l’emmena se promener. Depuis quelque temps, je le voyais triste, et j’avais le sentiment que, même quand Blanche était là, quelque chose ou quelqu’un lui manquait. Des mots lui échappaient où revenait le nom de sa femme. J’essayais alors de lui parler de ses enfants; mais il se dérobait aussitôt à la conversation.
– Les enfants… oui… vous avez raison…
Un soir, pourtant, il fut expansif.
– Ces malheureux enfants! me dit-il tout à coup. Oui, monsieur, il faut les plaindre! Malheureux enfants! répéta-t-il plusieurs fois encore durant la soirée.
Un jour, je lui parlai de Paulina. Il devint subitement furieux.
– C’est une ingrate! s’écria-t-il, une méchante et une ingrate, la honte de notre famille! S’il y avait des lois, je l’aurais réduite, oui, oui, je l’aurais soumise!
Quant à de Grillet, il ne voulait même pas entendre parler de lui.
– Il m’a perdu! il m’a volé! Il m’a égorgé! Ç’a été mon cauchemar pendant deux années entières. C’était… c’était… Oh! ne m’en parlez jamais.
Je m’aperçus qu’une intimité s’établissait entre Blanche et lui; d’ailleurs, elle m’en parla elle-même, huit jours avant notre séparation.
– Il a de la chance, me disait-elle. La babouschka est, cette fois-ci, réellement malade et va mourir. M. Astley vient de le lui télégraphier, il est le seul héritier. N’eût-il pas même cet héritage, je l’épouserais quand même. Il a toujours sa pension; il vivra dans une chambre à côté de la mienne et sera tout à fait heureux. Moi, je serai «madame la générale». Je serai reçue dans le grand monde (c’était son rêve), je deviendrai plus tard une pomestchitsa russe. J’aurai un château, des moujiks, sans compter mon million.
– Et s’il devient jaloux, s’il exige… Dieu sait quoi, tu comprends?
– Oh! non; il n’osera. D’ailleurs, n’aie pas peur, j’ai pris mes précautions. Je l’ai déjà forcé de signer plusieurs billets au nom d’Albert. À la moindre peccadille, je saurais comment le punir. Mais non, il n’osera même pas.
– Eh bien! épouse-le…
On célébra le mariage sans aucune solennité, en famille, sans bruit. On invita Albert et quelques amis. Hortense et Cléopâtre n’en étaient pas. Le fiancé paraissait très content de lui. Blanche lui noua elle-même sa cravate, le coiffa, le pommada, et, avec son habit de gala et son gilet blanc, il était très comme il faut.
– Très comme il faut, il est tout à fait bien, me déclara Blanche en sortant de la chambre du général, comme si cela l’étonnait elle-même.
Je m’intéressais si peu à tous ces détails, dont j’étais le spectateur distrait, que j’en ai presque perdu le souvenir. Je me rappelle seulement que Blanche ne s’appelait pas du tout de Comminges, que sa mère n’était pas du tout veuve Comminges. Son vrai nom était du Placet. Pourquoi de Comminges et pas du Placet? Je l’ignore encore. Quant au général, cette révélation le combla de joie, et du Placet lui parut infiniment plus joli que de Comminges. Dans la matinée du jour du mariage, déjà tout habillé, il se promenait devant la cheminée du salon en se répétant: Mademoiselle Blanche du Placet! À l’église, à la mairie, chez lui, ce n’était plus du bonheur qui éclatait sur son visage, c’était de l’orgueil. Tous deux semblaient transformés. Blanche avait aussi une dignité toute particulière.
– Il faut que je me compose un maintien tout nouveau, me disait-elle très sérieusement. Mais, vois-tu, je ne peux pas encore prononcer correctement mon nom, le nom de mon mari: Zagoriansky Zagoriansky. Madame la générale de Zago… Zago… Diable de nom russe! Enfin, madame la générale a quatorze consonnes! Comme c’est agréable, n’est-ce pas?
Enfin, nous nous séparâmes, et Blanche, cette stupide Blanche, avait presque les larmes aux yeux en me faisant ses adieux.
– Tu as été bon enfant, me disait-elle en pleurant. Je te croyais bête, et tu en avais l’air, mais ça te va.
Et, en me serrant une dernière fois la main, elle s’écria: «Attends!» Elle courut dans son boudoir, et, un instant après, elle m’apporta deux billets de mille francs. Je ne l’aurais pas crue capable de cela.
– Ça te servira. Tu es peut-être un très savant outchitel, mais tu es si bête! Je ne veux pas te donner davantage, tu jouerais… Adieu! nous serons toujours bons amis, et si tu gagnes de nouveau, viens chez moi, et tu seras heureux.
Il me restait encore cinq cents francs, une magnifique montre de mille francs, des boutons de chemise en diamant et quelques bijoux. J’aurais pu vivre quelque temps sans souci.
Je sais où trouver M. Astley, je vais à sa rencontre. Il m’apprendra tout lui-même. Et puis j’irai directement à Hombourg. Peut-être l’année prochaine passerai-je une saison à Roulettenbourg; mais on dit qu’il n’est pas bon de courir deux fois la chance à la même table.
XVII
Voilà un an et six mois que je n’ai pas touché à ces notes. Aujourd’hui, triste et chagrin, je les rouvre pour me désennuyer; je les relis, çà et là…
Comme j’avais le cœur léger en écrivant les derniers feuillets! Du moins, sinon léger, j’avais le cœur plein d’espoir, de confiance. Voilà dix-huit mois de passés et qui me laissent plus misérable qu’un mendiant. Je suis perdu. Mais trêve de morale, il n’est plus temps.
– Les gens peuvent me mépriser; s’ils savaient combien mieux qu’eux je comprends l’horreur de ma situation, ils m’épargneraient leur morale. Que la roue fasse en ma faveur un tour, un seul, les mêmes moralistes viendront me féliciter. Hé! je puis ressusciter demain!
Je suis donc allé à Hombourg, mais… Puis à Roulettenbourg, à Spa, à Bade, où j’accompagnais le conseiller Hinze en qualité de subalterne. Le pire des gredins, ce conseiller. Subalterne! ah! ah! Valet! j’ai été valet, durant cinq mois, aussitôt après ma sortie de prison. Car j’ai été en prison, à Roulettenbourg, pour dettes. Un inconnu m’a racheté. Qui est-ce? M. Astley? Paulina? Je ne sais. Mais les deux cents thalers que je devais se trouvèrent payés, et j’étais libre. Que pouvais-je faire? Je me suis engagé chez Hinze. C’est un jeune homme frivole, paresseux; mes talents lui étaient précieux, car je sais parler et écrire trois langues. J’étais d’abord quelque chose comme secrétaire à trente florins par mois; mais j’ai fini par descendre au grade de laquais. Il n’avait plus les moyens d’entretenir un secrétaire, et il réduisait mes appointements. Ne sachant que faire, je dus rester malgré tout. En sept mois, j’ai amassé chez lui soixante-dix florins. Un soir, à Bade, je lui appris que j’allais le quitter, et, le soir même, j’allais à la roulette. Oh! comme mon cœur battait! Non, ce n’était pas l’argent que je désirais. Ce que je voulais, c’était me venger de toutes les humiliations que m’avaient infligées les grandes dames de Bade, et les majordomes, et ce Hinze. Je voulais les voir tous s’agenouiller devant mon succès. Rêves! songes puérils! Qui sait? Peut-être rencontrerai-je Paulina et lui prouverai-je que je suis supérieur à tous ces hasards de ma destinée… Oh! avec quels serrements de cœur j’écoutais les cris des croupiers: «Trente et un!… Pair! Passe! Manque!…» Avec quelle avidité je regardais la table de jeu, couverte de louis d’or, de frédérics d’or; les thalers, les petits monceaux d’or quand ils s’écroulaient sous le râteau du croupier, brillants comme du feu!