Beaucoup des femmes qui se pressaient autour de lui versaient des larmes d’attendrissement et d’enthousiasme; d’autres s’élançaient pour baiser ne fût-ce que le bord de son habit, quelques-unes se lamentaient. Il les bénissait toutes et conversait avec elles. Il connaissait déjà la possédée, qui habitait un village à une lieue et demie du monastère; ce n’était pas la première fois qu’on la lui amenait.

«En voilà une qui vient de loin!» dit-il en désignant une femme encore jeune, mais très maigre et défaite, le visage plutôt noirci que hâlé. Elle était à genoux et fixait le starets d’un regard immobile. Son regard avait quelque chose d’égaré.

«Je viens de loin, mon Père, de loin, à trois cents verstes d’ici. De loin, mon Père, de loin», répéta la femme comme un refrain, balançant la tête de droite à gauche, la joue appuyée sur la paume de sa main. Elle parlait comme en se lamentant. Il y a dans le peuple une douleur silencieuse et patiente: elle rentre en elle-même et se tait. Mais il y en a une autre qui éclate: elle se manifeste par les larmes et se répand en lamentations, surtout chez les femmes. Elle n’est pas plus légère que la douleur silencieuse. Les lamentations n’apaisent qu’en rongeant et en déchirant le cœur. Une pareille douleur ne veut pas de consolations, elle se repaît de l’idée d’être inextinguible. Les lamentations ne sont que le besoin d’irriter davantage la plaie.

«Vous êtes citadine, sans doute? continua le starets en la regardant avec curiosité.

– Nous habitons la ville, mon Père; nous sommes de la campagne, mais nous demeurons en ville. Je suis venue pour te voir. Nous avons entendu parler de toi, mon Père. J’ai enterré mon tout jeune fils, j’allais prier Dieu, j’ai été dans trois monastères et on m’a dit: «Va aussi là-bas, Nastassiouchka [31]», c’est-à-dire vers vous, mon Père, vers vous. Je suis venue, j’étais hier soir à l’église et me voilà.

– Pourquoi pleures-tu?

– Je pleure mon fils, il était dans sa troisième année, il ne lui manquait que trois mois. C’est à cause de lui que je me tourmente. C’était le dernier; Nikitouchka [32] et moi, nous en avons eu quatre, mais les enfants ne restent pas chez nous, bien-aimé, ils ne restent pas. J’ai enterré les trois premiers, je n’avais pas tant de chagrin; mais ce dernier, je ne puis l’oublier. C’est comme s’il était là devant moi, il ne s’en va pas. J’en ai l’âme desséchée. Je regarde son linge, sa petite chemise, ses bottines, et je sanglote. J’étale tout ce qui est resté après lui, chaque chose, je regarde et je pleure. Je dis à Nikitouchka, mon mari: «Eh! le maître, laisse-moi aller en pèlerinage.» Il est cocher, nous avons de quoi, mon père, nous avons de quoi, nous sommes à notre compte, tout est à nous, les chevaux et les voitures. Mais à quoi bon maintenant tout ce bien? Mon Nikitouchka a dû se mettre à boire sans moi, c’est sûr, et déjà auparavant, dès que je m’éloignais, il faiblissait. Mais maintenant je ne pense plus à lui, voilà trois mois que j’ai quitté la maison. J’ai tout oublié, je ne veux plus me rappeler; que ferais-je de lui maintenant? J’ai fini avec lui et avec tous les autres. Et à présent, je ne voudrais pas voir ma maison et mon bien, et je préférerais même avoir perdu la vue.

– Écoute, mère, proféra le starets, un grand saint d’autrefois aperçut dans le temple une mère qui pleurait comme toi, aussi à cause de son fils unique que le Seigneur avait également rappelé à lui. «Ne sais-tu pas, lui dit le saint, comme ces enfantelets sont hardis devant le trône de Dieu? Il n’y a même personne de plus hardi, dans le royaume des cieux.» Seigneur, Tu nous as donné la vie, disent-ils à Dieu, mais à peine avions-nous vu le jour que Tu nous l’as reprise. «Ils demandent et réclament si hardiment que le Seigneur en fait aussitôt des anges. C’est pourquoi, dit le saint, réjouis-toi et ne pleure pas, ton enfant est maintenant chez le Seigneur dans le chœur des anges.» Voilà ce que dit, dans les temps anciens, le saint à la femme qui pleurait. C’était un grand saint et il ne pouvait rien lui dire qui ne fût vrai. Sache donc, mère, que ton enfant aussi se tient certainement devant le trône du Seigneur, se réjouit, se divertit et prie Dieu pour toi. Tu peux pleurer, mais réjouis-toi.»

La femme l’écoutait, la joue dans la main, inclinée. Elle soupira profondément.

«C’est de la même manière que Nikitouchka me consolait: «Tu n’es pas raisonnable, pourquoi pleurer? notre fils, bien sûr, chante maintenant avec les anges auprès du Seigneur.» Et, tandis qu’il me disait cela, je le voyais pleurer. Et je lui disais à mon tour: «Eh oui, je le sais bien; où serait-il, sinon chez le Seigneur; seulement il n’est plus ici avec nous en ce moment, tout près, comme il restait autrefois.» Oh! si je pouvais le revoir une fois, rien qu’une fois, sans m’approcher de lui, sans parler, en me cachant dans un coin. Seulement le voir une minute, l’entendre jouer dehors, venir, comme il le faisait parfois, crier de sa petite voix: «Maman, où es-tu?» Si je pouvais entendre ses petits pieds trotter dans la chambre; bien souvent, je me rappelle, il courait à moi avec des cris et des rires, si seulement je l’entendais! Mais il n’est plus là, mon Père, et je ne l’entendrai plus jamais! Voilà sa ceinture, mais il n’est plus là, et c’est fini pour toujours!…»

Elle tira de son sein la petite ceinture en passementerie de son garçon; dès qu’elle l’eut regardée, elle fut secouée de sanglots, cachant ses yeux avec ses doigts à travers lesquels coulaient des torrents de larmes.

«Eh! proféra le starets, cela c’est l’antique «Rachel pleurant ses enfants sans pouvoir être consolée, car ils ne sont plus [33]». Tel est le sort qui vous est assigné en ce monde, ô mères! Ne te console pas, il ne faut pas te consoler, pleure, mais chaque fois que tu pleures, rappelle-toi que ton fils est un des anges de Dieu, que, de là-haut, il te regarde et te voit, qu’il se réjouit de tes larmes et les montre au Seigneur; longtemps encore tes pleurs maternels couleront, mais enfin ils deviendront une joie paisible, tes larmes amères seront des larmes d’attendrissement et de purification, laquelle sauve du péché. Je prierai pour le repos de l’âme de ton fils; comment s’appelait-il?

– Alexéi, mon Père.

– C’est un beau nom. Il avait pour saint patron Alexéi, «homme de Dieu»?

– Oui, mon Père, Alexéi, «homme de Dieu [34]».

– Quel grand saint! Je prierai pour lui, mère, je n’oublierai pas ton affliction dans mes prières; je prierai aussi pour la santé de ton mari; mais c’est un péché de l’abandonner, retourne vers lui, prends-en bien soin. De là-haut, ton fils voit que tu as abandonné son père et pleure sur vous. Pourquoi troubler sa béatitude? Il vit, car l’âme vit éternellement, il n’est pas dans la maison, mais il se trouve tout près de vous, invisible. Comment viendra-t-il, si tu dis que tu détestes ta demeure? Vers qui viendra-t-il, s’il ne vous trouve pas à la maison, s’il ne vous trouve pas ensemble, le père et la mère? Il t’apparaît maintenant et tu es tourmentée; alors il t’enverra de doux songes. Retourne vers ton mari, mère, et dès aujourd’hui.

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[31] Diminutif très familier d’Anastassia (Anastasie).

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[32] Diminutif caressant de Nikita (Nicétas).

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[33] Matthieu, II, 18.

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[34] La légende de saint Alexis, «l’homme de Dieu» est encore aussi populaire en Russie qu’elle l’était en France au Moyen Âge.


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