Dmitri Fiodorovitch demeura quelques instants comme pétrifié; se prosterner devant lui, que signifiait cela? Enfin, il s’écria: «ô mon Dieu!», se couvrit le visage de ses mains et s’élança hors de la chambre. Tous les hôtes le suivirent à la file, si troublés qu’ils en oublièrent de prendre congé du maître de la maison et de le saluer. Seuls les religieux s’approchèrent pour recevoir sa bénédiction.

«Pourquoi s’est-il prosterné, est-ce un symbole quelconque? Fiodor Pavlovitch, soudain calmé, essayait ainsi d’entamer une conversation, n’osant, d’ailleurs, s’adresser à personne en particulier. Ils franchissaient à ce moment l’enceinte de l’ermitage.

– Je ne réponds pas des aliénés, répondit aussitôt Piotr Alexandrovitch avec aigreur; en revanche, je me débarrasse de votre compagnie, Fiodor Pavlovitch, et croyez que c’est pour toujours. Où est ce moine de tantôt?…»

«Ce moine», c’est-à-dire celui qui les avait invités à dîner chez le Père Abbé, ne s’était pas fait attendre. Il s’était joint aux hôtes au moment où ceux-ci descendaient le perron, et semblait les avoir guettés tout le temps.

«Ayez la bonté, mon Révérend Père, d’assurer le Père Abbé de mon profond respect, et de lui présenter mes excuses; par suite de circonstances imprévues, il m’est impossible, malgré tout mon désir, de me rendre à son invitation, déclara Piotr Alexandrovitch au moine avec irritation.

– La circonstance imprévue, c’est moi! intervint aussitôt Fiodor Pavlovitch. Écoutez, mon Père, Piotr Alexandrovitch ne veut pas rester avec moi, sinon il ne se serait pas fait prier. Allez-y, Piotr Alexandrovitch, et bon appétit! C’est moi qui me dérobe, et non vous. Je retourne chez moi; là-bas je pourrai manger, ici je m’en sens incapable, mon bien-aimé parent.

– Je ne suis pas votre parent, je ne l’ai jamais été, vil individu.

– Je l’ai dit exprès pour vous faire enrager, parce que vous répudiez cette parenté, bien que vous soyez mon parent, malgré vos grands airs, je vous le prouverai par l’almanach ecclésiastique. Je t’enverrai la voiture, Ivan, reste aussi, si tu veux. Piotr Alexandrovitch, les convenances vous ordonnent de vous présenter chez le Père Abbé; il faut s’excuser des sottises que nous avons faites là-bas.

– Est-il vrai que vous partiez? Ne mentez-vous pas?

– Piotr Alexandrovitch, comment l’oserais-je, après ce qui s’est passé! Je me suis laissé entraîner, messieurs, pardonnez-moi! En outre, je suis bouleversé! Et j’ai honte. Messieurs, on peut avoir le cœur d’Alexandre de Macédoine ou celui d’un petit chien. Je ressemble au petit chien Fidèle. Je suis devenu timide. Eh bien, comment aller encore dîner après une telle escapade, ingurgiter les ragoûts du monastère? J’ai honte, je ne peux pas, excusez-moi!»

«Le diable sait de quoi il est capable! N’a-t-il pas l’intention de nous tromper?» Mioussov s’arrêta, irrésolu, suivant d’un regard perplexe le bouffon qui s’éloignait.

Celui-ci se retourna, et voyant que Piotr Alexandrovitch l’observait, lui envoya de la main un baiser.

«Vous allez chez le Père Abbé? demanda Mioussov à Ivan Fiodorovitch d’un ton saccadé.

– Pourquoi pas? il m’a fait spécialement inviter dès hier.

– Par malheur, je me sens vraiment presque obligé de paraître à ce maudit dîner, continua Mioussov sur le même ton d’irritation amère, sans même prendre garde que le moinillon l’écoutait. Il faut au moins nous excuser de ce qui s’est passé et expliquer que ce n’est pas nous… Qu’en pensez-vous?

– Oui, il faut expliquer que ce n’est pas nous. De plus, mon père n’y sera pas, observa Ivan Fiodorovitch.

– Il ne manquerait plus que votre père y fût! Le maudit dîner!»

Pourtant tous s’y rendaient. Le moinillon écoutait en silence. En traversant le bois, il fit remarquer que le Père Abbé attendait depuis longtemps et qu’on était en retard de plus d’une demi-heure. On ne lui répondit pas. Mioussov considéra Ivan Fiodorovitch d’un air de haine:

«Il va au dîner comme si rien ne s’était passé, songeait-il. Un front d’airain et une conscience de Karamazov!»

VII. Un séminariste ambitieux

Aliocha conduisit le starets dans sa chambre à coucher et le fit asseoir sur le lit. C’était une très petite pièce, avec le mobilier indispensable; le lit de fer étroit n’avait qu’une couche de feutre en guise de matelas. Dans un coin, sur un lutrin, près des icônes, reposaient la croix et l’Évangile. Le starets se laissa choir à bout de forces; ses yeux brillaient, il haletait. Une fois assis, il regarda fixement Aliocha, comme s’il méditait quelque chose.

«Va, mon cher, va, Porphyre me suffit, dépêche-toi. On a besoin de toi chez le Père Abbé; tu serviras à table.

– Permettez-moi de rester, proféra Aliocha d’une voix suppliante.

– Tu es plus nécessaire là-bas. La paix n’y règne pas. Tu serviras et tu t’y rendras utile. Viennent les mauvais esprits, récite une prière, sache, mon fils (le starets aimait à l’appeler ainsi), qu’à l’avenir ta place ne sera pas ici. Rappelle-toi cela, jeune homme. Dès que Dieu m’aura jugé digne de paraître devant lui, quitte le monastère. Pars tout à fait.»

Aliocha tressaillit.

«Qu’as-tu? Ta place n’est pas ici pour le moment. Je te bénis en vue d’une grande tâche à accomplir dans le monde. Tu pérégrineras longtemps. Tu devras te marier, il le faut. Tu devras tout supporter jusqu’à ce que tu reviennes. Il y aura beaucoup à faire. Mais je ne doute pas de toi, voilà pourquoi je t’envoie. Que le Christ soit avec toi! Garde-Le et Il te gardera. Tu éprouveras une grande douleur et en même temps tu seras heureux. Telle est ta vocation: chercher le bonheur dans la douleur. Travaille, travaille sans cesse. Rappelle-toi mes paroles; je m’entretiendrai encore avec toi, mais mes jours et même mes heures sont comptés.»

Une vive agitation se peignit sur le visage d’Aliocha. Ses lèvres tremblaient.

«Qu’as-tu de nouveau? sourit doucement le starets. Que les mondains pleurent leurs morts; ici nous nous réjouissons quand un Père agonise. Nous nous réjouissons et nous prions pour lui. Laisse-moi. Je dois prier. Va et dépêche-toi. Demeure auprès de tes frères, et non pas seulement auprès de l’un, mais de tous les deux.»

Le starets leva la main pour le bénir. Bien qu’il eût grande envie de rester, Aliocha n’osa faire aucune objection, ni demander ce que signifiait ce prosternement devant son frère Dmitri. Il savait que s’il l’avait pu, le starets le lui eût expliqué de lui-même; s’il se taisait, c’est qu’il ne voulait rien dire. Or, ce salut jusqu’à terre avait stupéfié Aliocha; il y voyait un sens mystérieux. Mystérieux et peut-être terrible. Une fois hors de l’enceinte de l’ermitage, son cœur se serra et il dut s’arrêter: il lui semblait entendre de nouveau les paroles du starets prédisant sa fin prochaine. Ce qu’avait prédit le starets avec une telle exactitude devait certainement s’accomplir, Aliocha le croyait aveuglément. Mais comment demeurerait-il sans lui, sans le voir ni l’entendre? Et où irait-il? On lui ordonnait de ne pas pleurer et de quitter le monastère. Seigneur! Depuis longtemps Aliocha n’avait ressenti une pareille angoisse. Il traversa rapidement le bois qui séparait l’ermitage du monastère et, incapable de supporter les pensées qui l’accablaient, il se mit à contempler les pins séculaires qui bordaient le sentier. Le trajet n’était pas long, cinq cents pas au plus; on ne pouvait rencontrer personne à cette heure, mais au premier tournant il aperçut Rakitine. Celui-ci attendait quelqu’un.


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