– Non, dit Vandoosler en regardant Marc. J'ai mes raisons pour rester là.

Son regard s'arrêta sur Lucien, sur Mathias, sur Sophia Siméonidis, et revint à Marc.

– Mieux vaut leur dire les choses comme elles sont, Marc, dit-il en souriant.

– Ce n'est pas le moment. Tu m'emmerdes, dit Marc à voix basse.

– Avec toi, ce ne sera jamais le moment, dit Vandoosler.

– Parle toi-même puisque tu y tiens. C'est ta merde, ce n'est pas la mienne.

– La barbe! dit Lucien en agitant sa cuillère en bois. L'oncle de Marc est un vieux flic et puis c'est tout! On ne va pas y passer la nuit, si?

– Et comment sais-tu ça, toi? demanda Marc qui s'était retourné d'un bloc vers Lucien.

– Oh… quelques menues observations pendant que je refaisais les combles.

– Décidément, tout le monde fouine ici, dit Vandoosler.

– On n'est pas historien si on ne sait pas fouiner, dit Lucien en haussant les épaules.

Marc était exaspéré. Encore un foutu coup d'éner-vement. Sophia était attentive et calme, comme Mathias. Ils attendaient.

– Elle est belle, l'histoire contemporaine, dit Marc en hachant ses mots. Et qu'est-ce que tu as trouvé d'autre?

– Des bricoles. Que ton parrain avait fait les stups, la brigade des jeux…

– … et dix-sept ans commissaire à la Criminelle, enchaîna Vandoosler d'une voix tranquille. Qu'on m'avait viré, cassé. Cassé sans médaille après vingt-huit ans de service. Bref, blâme, honte, et réprobation publique.

Lucien hocha la tête.

– C'est une bonne synthèse, dit-il.

– Formidable, dit Marc les dents serrées, le regard fixé sur Lucien. Et pourquoi n'en as-tu pas parlé?

– Parce que je m'en fous, dit Lucien.

– Très bien, dit Marc. Toi, mon oncle, personne ne te demandait rien, ni de descendre, ni d'écouter, et toi, Lucien, personne ne te demandait de fouiner ni de te répandre. Ça pouvait attendre, non?

– Justement non, dit Vandoosler. Mme Siméonidis a besoin de vous pour une affaire délicate, mieux vaut qu'elle sache qu'un vieux flic est dans le grenier. Elle peut ainsi retirer son offre ou poursuivre. C'est plus loyal.

Marc défia les visages de Mathias et de Lucien.

– Très bien, répéta-t-il en haussant encore le ton. Armand Vandoosler est un vieil ex-flic pourri. Mais toujours flic et toujours pourri, soyez-en certains, et qui prend ses aises avec la justice et avec l'existence. Des aises qui peuvent ou non lui retomber sur la gueule.

– Généralement, ça retombe, précisa Vandoosler.

– Et je ne dis pas tout, continua Marc. À présent, faites-en ce que vous voudrez. Mais je vous préviens, c'est mon parrain et c'est mon oncle. Le frère de ma mère, alors de toute façon, il n'y a rien à discuter. C'est comme ça. Si vous ne voulez plus de la baraque…

– De la baraque pourrie, dit Sophia Siméonidis. C'est comme ça qu'on l'appelle dans le quartier.

– Entendu… de la baraque pourrie, sous prétexte que le parrain était flic à sa manière toute personnelle, vous n'avez qu'à vous tirer. Le vieux et moi, on se démerdera.

– Pourquoi s'énerve-t-il? demanda Mathias, les yeux toujours bleu calme.

– Je ne sais pas, dit Lucien en haussant les épaules. C'est un nerveux, un Imaginatif. Ils sont comme ça dans le Moyen Âge, tu sais. Ma grand-tante bossait aux abattoirs de Montereau et je n'en fais pas un tapage.

Marc baissa la tête, croisa les bras, brusquement calmé, ïl jeta un rapide regard vers la cantatrice du front Ouest. Qu'est-ce qu'elle allait décider maintenant qu'un vieux flic cassé était dans la maison, c'est-à-dire, dans la baraque pourrie?

Sophia suivit le cours de ses pensées. – Ça ne me gêne pas qu'il soit là, dit-elle.

– Rien de plus fiable qu'un flic pourri, dit Vandoos-ler le Vieux. Ça a l'avantage d'écouter, de chercher à savoir et d'être obligé de la boucler. La perfection, en quelque sorte.

– Même douteux, ajouta Marc à voix un peu basse, le parrain était un grand flic. Ça peut servir.

– Ne t'en fais pas, lui dit Vandoosler en tournant son regard vers Sophia. Mme Siméonidis jugera. S'il survient un problème, bien sûr. Quant à eux trois, dit-il en désignant les jeunes gens, ce ne sont pas des imbéciles. Ils peuvent servir aussi.

– Je n'ai pas dit qu'ils étaient imbéciles, dit Sophia.

– Il n'est pas inutile de préciser les choses, répondit Vandoosler. Mon neveu Marc, j'en sais quelque chose. Je l'ai hébergé à Paris quand il avait douze ans… autant dire qu'il était déjà presque terminé. Déjà fumeux, obstiné, exalté, décontenancé, mais déjà trop malin pour être paisible. Je n'ai pas pu faire grand-chose, sauf lui inculquer quelques sains principes sur les indispensables désordres à pratiquer sans relâche. Il savait faire. Les deux autres, je ne les découvre que depuis une semaine, et ça ne va pas trop mal pour le moment. Curieuse combinaison et chacun sur son grand œuvre. C'est amusant. Quoi qu'il en soit, c'est la première fois que j'entends parler d'un cas comme le vôtre. Vous avez déjà attendu trop longtemps pour vous occuper de cet arbre.

– Que pouvais-je faire? dit Sophia. La police m'aurait ri au nez.

– Ça ne fait pas de doute, dit Vandoosler.

– Et je ne voudrais pas alerter mon mari.

– La sagesse même.

– Alors, j'attendais… de mieux les connaître. Eux.

– Comment procéder? demanda Marc. Sans inquiéter votre mari?

– J'ai pensé, dit Sophia, que vous pourriez vous présenter comme ouvriers de la ville. Vérification de vieilles lignes électriques ou quelque chose comme ça. Enfin n'importe quoi qui nécessite une petite tranchée. Une tranchée qui, bien sûr, passera sous l'arbre. Je vous fournirai l'argent supplémentaire pour les tenues de travail, pour louer une camionnette, pour les outils.

– Bien, dit Marc.

– Jouable, dit Mathias.

– Dès l'instant qu'il s'agit de tranchée, ajouta Lucien, je marche. Je me ferai porter malade au collège. Il faudra bien compter deux jours pour ce boulot.

– Aurez-vous le cran de surveiller la réaction de votre mari quand ils se présenteront avec le plan de la tranchée? demanda Vandoosler.

– J'essaierai, dit Sophia.

– Connaît-il leurs visages?

– Je suis certaine que non. Ils ne l'intéressent pas le moins du monde.

– Parfait, dit Marc. Nous sommes jeudi. Le temps de mettre au point les détails… Lundi matin, nous sonnerons chez vous.

– Merci, dit Sophia. C'est drôle, à présent, je suis certaine qu'il n'y a rien sous l'arbre.

Elle ouvrit son sac.

– Voici l'argent, dit-elle. La somme est complète.

– Déjà? dit Marc.

Vandoosler le Vieux sourit. Sophia Siméonidis était une femme singulière. Intimidée, d'allure hésitante, mais l'argent était déjà prêt. Était-elle si sûre de convaincre? Il trouvait cela intéressant.

8

Après le départ de Sophia Siméonidis, chacun tourna un peu n'importe comment dans la grande salle. Vandoosler le Vieux préféra dîner dans ses appartements, sous le ciel. Avant de quitter la pièce, il les regarda. Chacun des trois hommes s'était curieusement collé devant une des grandes fenêtres et fixait le jardin dans la nuit. Sous leurs voûtes en plein cintre, on aurait dit trois statues retournées. La statue de Lucien à gauche, celle de Marc au centre, celle de Mathias à droite. Saint Luc, saint Marc et saint Matthieu, chacun pétrifié dans une alcôve. Drôles de types et drôles de saints. Marc avait croisé ses mains dans son dos et se tenait raide, les jambes légèrement écartées. Vandoosler avait fait beaucoup de conneries dans sa vie, Vandoosler aimait beaucoup son filleul. Ils n'étaient jamais passés sur les fonts baptismaux,

– Dînons, dit Lucien. J'ai fait un pâté.

– À quoi, le pâté? demanda Mathias.

Les trois hommes n'avaient pas bougé et se parlaient d'une fenêtre à une autre en regardant le jardin.

– Au lièvre. Un pâté bien sec. Je crois que ce sera bon.


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