Il y a dans l’Idiot un épisode qui me paraît une première épreuve, une sorte de préfiguration du roman; c’est la pitoyable histoire de Marie, cette paysanne séduite et abandonnée qui s’accable elle-même et aggrave la réprobation de son entourage par un besoin inassouvi d’expiation. Nous trouverons une forme inverse de cet auto-ravalement chez Nastasie Philippovna, pécheresse toujours repentante, toujours relapse, Car enfin beaucoup de ces consciences en crise perpétuelle mettent autant d’empressement à se condamner qu’à retomber dans leurs fautes. Le repentir n’est souvent, chez elles, guère plus qu’une attitude. «Si vous étiez moins ignominieuse, dit Aglaé Epantchine à Nastasie Philippovna, vous n’en seriez que plus malheureuse.» Voilà un beau thème à méditation.

Le type de l’Idiot a été diversement interprété. C’est le personnage angélique et désaxé dont l’apparition dans un cadre de vie bourgeoise fait lever des ferments insoupçonnés de révolte et de désordre. M. de Vogüé y voyait une sorte de moujik bien élevé. J’ai plutôt l’impression que l’idiotie est, chez Muichkine, un artifice pour «décanter» le civilisé, un moyen de ramener un personnage de la haute société (c’est-à-dire façonné d’emprunts et de préjugés) à la simplicité russe originelle, à ce que nous appellerions aujourd’hui «le Russe 100 %», avec sa limpidité de cœur et ses trésors de compassion. «Quiconque le voudrait pourrait le tromper, et quiconque l’aurait trompé serait assuré de son pardon.» Il a redécouvert en lui l’excellence native du peuple russe et son aptitude à la sympathie universelle. Au fond, l’Idiot, c’est le slavophile à l’état de nature.

Entendons-nous, d’ailleurs. Bien que le prince Muichkine ait subi un long arrêt dans son développement intellectuel et porte encore de lourdes tares physiques, il s’en faut que ce soit un simple d’esprit. Il raisonne avec aisance sur des sujets complexes: le droit pénal, la pédagogie, la théologie, la féodalité: si ses jugements sont un peu «primaires», ce n’est pas à lui qu’il en faut faire grief, mais à l’auteur dont il n’est alors que le porte-parole. Un psychiatre le classerait peut-être parmi les dégénérés moyens, travaillés d’idées délirantes d’indignité et d’auto-accusation, amoindris par un sentiment exagéré de leur infériorité morale et, partant, enclins à excuser les attitudes méprisantes de la société ou à subir la volonté d’autrui.

Ce qui est plus certain, c’est la fatale émotivité de ses nerfs qui le rend affreusement sensible à l’expression physique des drames de l’âme humaine. Les yeux de Rogojine aperçus dans la foule, la pâleur angoissée du visage de Nastasie Philippovna, voilà, en dernière analyse, les impressions qui commandent ses actes décisifs et l’acheminent vers sa destinée. On peut donc se demander si la forme la plus saisissable de sa folie n’est pas l’obsession de certaines images visuelles, obsession qui devient tragique lorsque le sujet ressent les transes annonciatrices de son mal, l’épilepsie. Mais ces images sont plus exactement des «signes» (la haine de Rogojine, la déchéance de Nastasie), dont le prince ne découvre la véritable interprétation que dans l’hyperlucidité de ses crises, bien qu’elles entretiennent en lui à l’état normal une sourde et lancinante angoisse.

Le seul défaut social dont l’Idiot se reconnaisse affligé, c’est le «manque de mesure». Un pareil aveu nous étonne, car il accuse, chez un déséquilibré, un sens assez inattendu de l’équilibre. Mais est-ce bien par «manque de mesure», au sens où nous l’entendons, que pèche le prince Muichkine? Il semble plutôt que sa «singularité» réside dans l’impuissance où il se trouve de parler le langage de ceux qui l’entourent, ou plutôt de rendre, même approximativement, par la parole, la complexité de ses états psychiques. Il est victime d’un phénomène de transposition verbale qui est, pour lui et pour ses auditeurs, une cause périodique de malaise. Tantôt distrait, tantôt incapable d’isoler et de formuler sa pensée, il entretient des malentendus sans fin avec ses interlocuteurs. Lui-même reconnaît n’avoir jamais pu s’exprimer comme il le voulait - «à cœur ouvert», dit-il, mais parle-t-il jamais autrement? – qu’avec Rogojine, personnage mystérieux et cynique mû par la force élémentaire de ses passions.

Puis il y a ces fameuses «idées doubles», qui existent bien ailleurs dans Dostoïevski et chez d’autres auteurs, mais ne sont peut-être nulle part aussi appuyées qu’ici. Elles correspondent à ce que les psychiatres appellent les «idées secondes» provenant d’un dédoublement de la personnalité (état prime, état second), caractéristiques de la psychose du dégénéré. Beaucoup de gens connaissent ce désarroi mental, mais Dostoïevski paraît en avoir été accablé. Ces «idées doubles» amènent un relâchement de la «censure» et inhibent ou brisent l’action. Elles créent, en outre, une équivoque sur les mobiles d’autrui; peut-être faut-il leur imputer cette incurable défiance que le prince se reproche si souvent. «Chez moi, dira Lébédev, les paroles et les actes, le mensonge et la vérité s’entremêlent avec une parfaite spontanéité.»

Dostoïevski s’est expliqué à plusieurs reprises sur ce simultanéisme. «Il me semble que je me dédouble, dit-il par la bouche de Versilov: je me partage par la pensée, et cette sensation me cause une peur affreuse. C’est comme si l’on avait son double à côté de soi: alors que l’on est sensé et raisonnable, ce double veut à tout prix faire quelque chose d’absurde, ou parfois d’amusant.»

La place que tient le rêve dans le roman y introduit un élément de trouble et d’ambiguïté. L’auteur se complaît à abaisser ou même à dissimuler les frontières qui séparent le rêve de l’état de veille; ici encore c’est un trait de sa propre psychologie qui transparaît dans son œuvre.

Assez voisine et non moins déconcertante est cette constatation que, chez les héros de Dostoïevski, l’action et la pensée qui la commande sont souvent désynchronisées: il y a retard ou avance de l’une ou de l’autre. L’auteur nous dit de l’un d’entre eux: il voulait tuer, mais il ne savait pas qu’il voulait tuer. De là une nouvelle apparence de vibration désordonnée, d’anarchie dans la sensibilité de ses personnages, apparence encore accentuée par l’intensité des réflexes physiques. Il n’est guère de pages de l’Idiot où ne reviennent plusieurs fois ces notations: «avec un geste de frayeur», «sur un ton d’épouvante», etc. Si on portait fidèlement ces indications à la scène, on aboutirait à une gesticulation tout au plus concevable chez les pensionnaires d’un asile d’aliénés.

On remarquera que l’auteur ne nous dit à peu près rien de l’hérédité de son héros, et c’est là un élément essentiel qui nous échappe. Nous connaissons celle de Dostoïevski, avec lequel l’Idiot offre tant de ressemblances avouées. Son père était un ivrogne brutal que ses serfs assassinèrent; sa mère était une créature toute pureté et résignation; il n’est pas défendu de voir dans certaines incohérences la projection du paradoxe atavique de l’homme sur son œuvre.

On s’est souvent demandé si l’Idiot, ce «Don Juan slave»un Don Juan dont la caractéristique est, dans l’ordre physique, l’impuissance et, dans l’ordre moral, la passivité! - est ou non amoureux. La psychologie en ligne brisée du personnage, ses replis et ses reprises, ne permettent guère d’avoir là-dessus une opinion décisive. On nous laisse entendre que le prince Muichkine est le jouet d’une suggestion; que, sous l’empire d’une exaltation imputable à des circonstances fort distinctes, il a fini par regarder comme de l’amour ce qui n’était que de la compassion. Est-ce bien sûr? Est-il même sûr que les tendresses du prince soient exemptes de tout élément de sensualité? Soyons prudents et imitons Dostoïevski lui-même, lorsqu’il nous confesse benoîtement que, s’il ne définit pas telle ou telle attitude de ses personnages, c’est parce qu’elle est aussi énigmatique pour lui que pour le lecteur.


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