Dès l’antichambre, il se vit entouré par ses collègues, pour la plupart du même grade que lui. Tous se mirent à le questionner sur ce qui était arrivé à Vassia, En même temps, tous lui apprirent que Vassia était devenu fou et que sa folie consistait à se croire désigné pour être versé dans un bataillon disciplinaire, et ceci pour avoir négligé son travail.
Arkadi Ivanovitch répondait à tout le monde ou, pour mieux dire, ne répondait à personne en particulier. Il n’avait qu’un seul désir, celui d’entrer dans les bureaux. En passant par les divers services, il apprit que Vassia se trouvait chez Julian Mastakovitch, que tout le monde y était et qu’Esper Ivanovitch s’y était rendu également Il hésita un moment quelqu’un parmi les hauts fonctionnaires lui demanda où il allait et ce qu’il désirait. Il dit quelque chose en mentionnant Vassia et se dirigea droit vers le cabinet du grand chef. La voix de Julian Mastakovitch arrivait jusqu’à lui.
– Où allez-vous? demanda quelqu’un devant la porte.
Déjà il se préparait à rebrousser chemin, quand il aperçut le pauvre Vassia à travers la porte entrebâillée. Alors, il poussa le battant et se faufila non sans peine dans la pièce. Une atmosphère trouble; et confuse y régnait: Julian Mastakovitch paraissait extrêmement contrarié. Tous ceux qui avaient un grade élevé l’entouraient; tous discutaient sans parvenir à prendre une décision. Vassia restait à l’écart. Le cœur d’Arkadi se serra lorsqu’il le vit dans cet état Vassia, blanc comme un linge, se tenait très droit, la tête relevée, les jambes resserrées, les mains à la couture du pantalon, comme se tiennent les recrues en présence d’un supérieur. Il regardait Julian Mastakovitch dans les yeux. On remarqua tout de suite la présence de Néfédévitch. Quelqu’un qui savait que les deux amis habitaient ensemble en fit part à Son Excellence. On conduisit Arkadi vers le chef. S’apprêtant à répondre aux questions que lui posait, Julian Mastakovitch, il le regarda et vit que son visage exprimait une compassion sincère. Alors il fut pris d’un tremblement et se mit à sangloter comme un enfant. Il fit même davantage: il s’élança, saisit la main du grand chef et la porta à ses lèvres en la baignant de ses larmes. Julian Mastakovitch lui-même fut obligé de retirer sa main rapidement, de faire un léger mouvement et de dire: «Allons, mon cher, allons! Je vois que tu as bon cœur.» Arkadi sanglotait et lançait à tout le monde des regards suppliants. Il lui semblait que tous étaient comme les frères de son pauvre Vassia, que tous souffraient et se chagrinaient à cause de lui.
– Mais comment cela lui est-il arrivé? demanda Julian Mastakovitch; pourquoi est-il devenu fou?
– C’est par re-re-reconnaissance…, bredouilla Arkadi Ivanovitch, ne pouvant pas en dire davantage.
Tous s’étonnèrent en entendant cette réponse. Tout le monde trouva qu’il était étrange, inouï même, qu’un homme pût perdre l’esprit par reconnaissance. Arkadi s’expliqua comme il put.
– Mon Dieu, quel malheur! finit par remarquer Julian Mastakovitch; et dire que l’affaire que je lui avais confiée n’était ni importante, ni pressée! Voilà un homme qui s’est perdu pour rien!… Eh bien! qu’on l’emmène!…
Puis Julian Mastakovitch s’adressa de nouveau à Arkadi Ivanovitch, lui posant plusieurs questions.
– Il prie qu’on n’en dise rien à une jeune fille, fit-il en montrant Vassia. S’agit-il de sa fiancée?
Arkadi donna quelques explications. Pendant ce temps Vassia paraissait en proie à une idée obsédante. On aurait dit qu’il faisait un effort prodigieux pour se souvenir d’une chose très importante, indispensable même à cet instant. Parfois, il laissait errer son regard triste sur les assistants, comme s’il espérait que quelqu’un lui rappellerait ce qu’il avait oublié. Ses yeux s’arrêtèrent sur Arkadi. Soudain, une lueur d’espoir parut illuminer son visage; il fit un pas en avant du pied gauche, avança de trois pas, de la façon la plus correcte et claqua même du talon droit, comme font les soldats lorsqu’ils s’approchent de l’officier qui les a appelés. Tous attendaient ce qui allait suivre.
– Votre Excellence, j’ai un défaut corporel, je suis faible et petit de taille et inapte au service militaire, dit-il d’une voix saccadée.
Alors, tous ceux qui se trouvaient dans la pièce sentirent leur cœur se resserrer; Julian Mastakovitch lui-même, bien qu’il fût d’un caractère fort, ne put retenir une larme. «Emmenez-le», dit-il, en faisant un geste de la main.
– C’est le front! dit Vassia à mi-voix; il fit demi-tour à gauche et sortit de la pièce.
Tous ceux que son sort intéressait se précipitèrent à sa suite. Arkadi suivit les autres. On fit asseoir Vassia dans la salle d’attente, et l’on s’occupa de son ordre d’admission à l’hôpital et de la voiture qui devait l’emmener.
Vassia se taisait; il paraissait extrêmement préoccupé. Il saluait ceux qu’il reconnaissait d’une légère inclination de tête, comme s’il prenait congé d’eux. À chaque instant, il regardait la porte, dans l’attente du moment où on lui dirait qu’il était temps de partir. Un cercle étroit de gens l’entourait. Tous hochaient la tête, tous le plaignaient. Plusieurs étaient vivement impressionnés par son histoire, qui soudain avait fait le tour du bureau. Les uns discutaient, les autres plaignaient et louaient Vassia; on disait que c’était un jeune homme si calme, si modeste, qu’il promettait beaucoup. On racontait qu’il s’appliquait à s’instruire, à parachever son éducation. «C’est par ses propres moyens qu’il est parvenu à sortir d’une condition très humble!» remarqua quelqu’un. On soulignait d’un air attendri la bienveillance dont Son Excellence avait toujours fait preuve à son égard. Certains se mirent à expliquer pourquoi Vassia avait eu l’idée fixe qu’on l’embrigaderait dans l’armée, pour s’être mal acquitté de son travail. On disait que le pauvre garçon appartenait, par sa naissance, à la classe taillable, et qu’il s’était vu attribuer le premier grade de fonctionnaire uniquement grâce à l’intervention de Julian Mastakovitch. Ce dernier, en effet, avait su reconnaître en lui les indices d’un vrai talent ainsi qu’une docilité et une gentillesse extraordinaires… Bref, on parlait et on discutait beaucoup. Parmi les personnes les plus émues, on remarquait surtout un collègue de Vassia Choumkov, un tout petit bonhomme, d’une taille fort au-dessous de la moyenne. Ce n’était plus un tout jeune homme; il pouvait avoir atteint la trentaine. Il était pâle comme un mort; il tremblait de tous ses membres et souriait d’un air étrange; peut-être parce que n’importe quel événement terrible ou n’importe quelle affaire scandaleuse remplit le cœur des témoins d’effroi et en même temps d’un plaisir étrange. À chaque instant, il courait d’un bout à l’autre du groupe qui se pressait autour de Choumkov et, comme il était petit, il se dressait sur la pointe des pieds, prenait par le bouton tantôt l’un, tantôt l’autre de ses collègues (parmi ceux qu’il avait le droit d’aborder) et répétait qu’il savait, lui, comment cela s’était produit; que ce n’était pas du tout si simple que ça, mais que c’était une affaire assez compliquée et qu’on ne pouvait pas laisser les choses telles quelles. Puis il se dressait de nouveau sur la pointe des pieds et chuchotait quelques mots à l’oreille de son auditeur, après quoi il hochait plusieurs fois la tête et courait plus loin.