Vassia prit le paquet avec infiniment de précautions, en respirant à peine; puis il salua Mme Leroux, lui fit encore un compliment très bien tourné et sortit du magasin.
– Je suis un viveur, Arkacha! Je suis né pour être un viveur! s’écria-t-il en riant d’un petit rire nerveux à peine perceptible, et en faisant maints détours pour éviter les passants qu’il paraissait suspecter tous de lui vouloir froisser son précieux bonnet.
– Écoute-moi, Arkadi, répéta-t-il une minute plus tard, et sa voix eut une intonation à la fois tendre et solennelle; Arkadi, je suis si heureux, si heureux!
– Vassinka! Et moi donc, mon cher!
– Non, Arkacha! Je sais certes que tu m’es infiniment attaché… Mais tu ne peux pas ressentir la centième partie de ce que je ressens à cet instant. Mon cœur déborde de joie! Arkacha! Je suis indigne de tant de bonheur!… Je le sens, je le sais, disait-il d’une voix sourde, en maîtrisant à peine son émotion; dis-moi, par quoi l’ai-je mérité? Regarde autour de nous: que de gens, que de larmes, que de souffrances, que de journées mornes, sans fêtes! Et moi, je suis aimé par une jeune fille délicieuse!… Mais toi-même tu vas la voir à l’instant. Tu sauras apprécier son noble cœur.» Je suis né dans un milieu humble, mais à présent j’ai un grade et un revenu indépendant, mon salaire! Je suis né avec un défaut physique, je suis un peu déhanché et, cependant, tu vois, elle m’aime comme je suis! Aujourd’hui, Julian Mastakovitch a été si gentil, si aimable, si bien intentionné à mon égard! Il s’est approché et m’a dit: «Eh bien! Vassia (je te jure qu’il a dit Vassia) feras-tu la noce pendant les vacances?» Et il a ri. «Non, Votre Excellence, ai-je répondu, j’ai à faire…» Et puis je me suis enhardi et j’ai ajouté: «Mais il se peut que je m’amuse aussi un peu, Votre Excellence.» Dieu m’est témoin que j’ai répondu cela! C’est alors qu’il m’a donné de l’argent et qu’il m’a adressé encore quelques mots. J’ai fondu en larmes, mon vieux, je te jure que je n’ai pas pu me retenir et je crois que lui aussi a été touché. Il m’a tapoté l’épaule et m’a dit: «Sois toujours aussi sensible qu’à présent, Vassia, sache toujours apprécier…»
Vassia se tut. Arkadi Ivanovitch lui aussi essuya une larme.
– Et puis, continua Vassia, voilà ce que je voulais te dire encore, Arkadi… Jamais je ne te l’ai dit… Arkadi, ton amitié me comble! J’en suis si heureux que je sens que sans toi je n’aurais pu vivre sur cette terre… Non, non, ne dis rien, Arkacha! Permets-moi de te serrer la main et de te re… mercier!
Vassia dut s’interrompre de nouveau. Arkadi s’apprêtait à embrasser Vassia, mais comme ils traversaient la chaussée, le cri d’un cocher retentit soudain tout près d’eux et ils se précipitèrent, effrayés, vers le trottoir. Arkadi Ivanovitch en fut même assez content En effet, le débordement de Vassia ne lui semblait excusable qu’en raison des circonstances extraordinaires. Quant à lui, il se sentait mal à l’aise. Il se rendait compte combien peu il avait fait pour Vassia jusqu’à ce jour. Il s’était même senti confus lorsque Vassia l’avait remercié pour de pareilles vétilles! Cependant, ils avaient encore toute la vie devant eux!… Arkadi Ivanovitch poussa un soupir d’allégresse…
Décidément, on ne les attendait plus. La preuve en était qu’on avait commencé par prendre le thé. Et cependant, il arrive souvent qu’une personne d’âge soit plus perspicace que la jeunesse. Et quelle jeunesse! Lisanka affirmait, en effet, qu’il ne viendrait pas. «Il ne viendra pas, maman, mon cœur me le dit.» Quant à la maman, elle répétait toujours que son cœur, à elle, disait juste le contraire; qu’il viendrait sûrement, qu’il ne pourrait tenir en place, qu’il accourrait, que d’ailleurs les bureaux étaient fermés et qu’on était à la veille du Nouvel An! Même en ouvrant la porte, Lisanka ne s’attendait pas à le voir. Elle n’en crut pas ses yeux et les accueillit en haletant, le cœur battant à se rompre comme un oiseau captif, et rouge comme une cerise (à laquelle du reste elle ressemblait beaucoup).
Dieu! quelle surprise agréable! Quel oh! joyeux s’envola de ses petites lèvres. «Trompeur! Chéri!» s’écria-t-elle en se jetant au cou de Vassia… Mais imaginez son étonnement et sa confusion à la vue d’Arkadi Ivanovitch qui se tenait derrière Vassia, timide et comme désireux de se cacher. Il faut remarquer à cette occasion qu’il manquait d’assurance en présence des femmes, qu’il en manquait beaucoup et qu’une fois même… Mais on en parlera plus tard. Mettez-vous cependant à sa place et vous verrez que sa timidité n’avait rien de ridicule. Il était là, debout dans l’antichambre, affublé de ses caoutchoucs, de sa houppelande, de son bonnet de fourrure et de son passe-montagne, qu’il s’était empressé du reste d’enlever tant bien que mal; enfin, il avait la gorge entourée d’un cache-nez jaune, tricoté, extrêmement laid et que, par-dessus le marché il avait noué dans le dos! Il fallait se débarrasser de tout cela, s’en défaire au plus vite, se présenter d’une manière avantageuse, car il n’existe pas d’être humain qui ne veuille se présenter de la façon la plus favorable. Et, cependant, il y avait Vassia! Vassia, l’insupportable, l’agaçant, bien que toujours gentil et très bon, mais quand même cruel, insupportable!
– Voici, Lisanka, voici mon Arkadi! criait-il; comment le trouves-tu? C’est mon meilleur ami; embrasse-le, Lisanka, puisque je te le dis! Quand tu le connaîtras mieux, tu l’embrasseras de ton propre gré!
Que faire dans un pareil cas, dites-moi? Comment Arkadi Ivanovitch devait-il réagir? Lui, qui n’avait encore détaché son foulard qu’à moitié! Je vous assure que parfois, l’enthousiasme débordant de Vassia me rend confus; certes, c’est une preuve de bon cœur… et cependant on se sent gêné, ennuyé même!
Enfin, tous les deux entrèrent. La vieille dame se montra extrêmement heureuse de faire la connaissance d’Arkadi Ivanovitch; elle avait tant entendu parler de lui, elle… Mais elle ne réussit pas à terminer sa phrase. Un cri joyeux qui retentit dans la chambre lui coupa la parole. Dieu, que c’était beau!
Lisanka se tenait devant le bonnet débarrassé de son papier de soie; elle joignait ses petites mains d’un air touchant, candide, et souriait aux anges… Mon Dieu, pourquoi Mme Leroux n’avait-elle pas de bonnet encore plus beau à offrir à ses clients?
Allons donc! Où pourriez-vous trouver un bonnet plus beau? Cela dépasse vraiment toute mesure! Je parle très sérieusement, moi! Une pareille ingratitude de la part de ces amoureux me fâche un peu, me chagrine même! Rendez-vous compte vous-même; que peut-il y avoir de plus ravissant que cet amour de petit bonnet? Mais regardez vous-même! Non, mes reproches sont superflus. Ils sont déjà de mon avis. Ce n’était qu’une aberration passagère, un brouillard, une erreur de jugement… Je suis tout prêt à le leur pardonner». Regardez plutôt (excusez-moi, c’est toujours du bonnet que je parle): le voilà, en tulle léger, avec son ruban cerise, recouvert de dentelle et passé entre la calotte et les ruches; et derrière, encore deux rubans longs et larges, qui tombent sur la nuque et descendent jusque sur le cou… Il faut seulement mettre le bonnet un peu en arrière, en dégageant le front… Mais regardez donc!… Allons, vous ne regardez pas, à ce que je constate. Je crois que cela vous est égal… Du reste, votre attention semble être attirée d’un autre côté. Vous regardez deux grandes larmes qui, pareilles à deux perles, brillent soudain dans deux yeux noirs et veloutés; elles tremblent un instant sur les longs cils, puis tombent doucement sur ce tulle aérien qui compose l’œuvre d’art de Mme Leroux… Mais, de nouveau, je suis prêt à me fâcher! Car ces deux larmes n’étaient guère pour le bonnet! Non, décidément, d’après moi, il faut offrir un pareil cadeau sans passion, à tête reposée! C’est alors seulement qu’on est capable de l’apprécier à sa juste valeur… Je confesse d’ailleurs que, pour moi, il y va surtout du bonnet!…