– Calme-toi, Vassia, pour l’amour de Dieu, calme-toi! Tu termineras ton travail, je te le jure… Et même si tu ne le terminais pas, où serait le malheur? Vraiment, on croirait qu’il s’agit d’un crime!
– Arkadi, prononça Vassia, et il regarda son ami avec une expression telle que l’autre tressaillit, car jamais encore il n’avait vu Vassia en proie à une si grande inquiétude; Arkadi, si j’étais seul, comme auparavant… Non, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire… Je ressens constamment le désir de te confier, de te confesser tout, comme à un ami… Mais pourquoi t’inquiéterai-je?… Vois-tu, Arkadi, dans la vie, les uns ont reçu beaucoup, tandis que les autres, tels que moi, ne sont appelés qu’à remplir leur petite tâche, Dis-moi, si l’on exigeait de toi une preuve de ta gratitude, de ta reconnaissance, et si tu étais cependant incapable de t’exécuter?
– Vassia, décidément, je ne te comprends plus!
– Je n’ai jamais été ingrat, continuait Vassia à voix basse, comme s’il se parlait à lui-même; mais si je ne suis pas en état d’exprimer tout ce que je ressens, cela a l’air… cela, Arkadi, me fait l’impression d’être en effet un ingrat et c’est ce qui me tue.
– Allons, que dis-tu là? Voyons, crois-tu vraiment que toute ta gratitude doive consister à livrer ta copie dans le délai prévu? Observe-toi, Vassia! Que dis-tu là? Est-ce ainsi qu’on exprime sa reconnaissance?
Vassia se tut soudain, en fixant Arkadi les yeux grands ouverts, comme si cet argument inattendu eût mis fin à ses doutes. Il sourit même, mais tout de suite son visage reprit son expression pensive.
Arkadi, qui avait vu dans ce sourire la preuve que toutes les terreurs étaient dissipées et dans l’inquiétude qui avait suivi, comme un signe démontrant que son ami avait pris une résolution nouvelle et meilleure, s’en réjouit extrêmement.
– Eh bien! mon vieux Arkacha, dit Vassia, si par hasard tu te réveilles, jette un regard sur moi. Ce serait un malheur si je venais à m’endormir. Et maintenant, je me mets au travail… Arkacha!
– Qu’y a-t-il?
– Non, ce n’est rien… Je voulais seulement…
Vassia s’installa sur sa chaise et se tut Arkadi se coucha. Ni l’un ni l’autre n’avaient prononcé un mot sur ceux de Kolomna. Sans doute, tous deux se sentaient-ils un peu coupables d’avoir «fait bombance» à contretemps. Peu après, Arkadi s’endormit, en se tracassant toujours au sujet de Vassia. À son grand étonnement, il ne se réveilla qu’à sept heures passées. Vassia dormait sur sa chaise, la plume à la main; il était pâle et fatigué. La chandelle avait brûlé jusqu’au bout. À la cuisine, Mavra s’affairait autour du samovar.
– Vassia, Vassia! s’écria Arkadi, effrayé, à quelle heure t’es-tu endormi?
Vassia ouvrit les yeux et se leva d’un bond de sa chaise.
– Oh! fit-il, voilà que je me suis endormi quand même! Il se précipita vers ses papiers, mais tout était en ordre; il n’y avait ni taches d’encre, ni taches de graisse de la chandelle.
– Je crois m’être endormi vers six heures, dit Vassia; comme il fait froid la nuit! On boira du thé et puis je reprendrai mon travail…
– T’es-tu remis un peu?
– Oui, ça va mieux à présent!
– Bonne année, mon vieux Vassia!
– Bonjour, mon vieux… Bonne année, à toi aussi.
Ils s’embrassèrent Le menton de Vassia tremblait, il avait les larmes aux yeux. Arkadi Ivanovitch ne disait rien. Il ressentait une grande amertume. Tous les deux prirent leur thé en hâte…
– Arkadi! J’ai décidé d’aller moi-même chez Julian Mastakovitch…
– Mais lui n’en saura rien!…
– Ma conscience m’y pousse, mon vieux.
– Et cependant c’est pour lui que tu veilles et que tu t’épuises! Voyons!… Quant à moi, mon vieux, je ferai un saut là-bas…
– Où çà?
– Chez les Artémiev, Je leur présenterai mes meilleurs vœux, et les tiens.
– Cher ami, quelle bonne idée! s’écria Vassia; je resterai à la maison et toi tu iras… c’est une excellente idée! En effet, cela va de soi, puisque je travaille, et que ce n’est pas parce que je les néglige!… Attends un moment, je te donnerai un mot à remettre là-bas.
– Prends ton temps, mon vieux! Je ferai d’abord ma toilette, je me raserai, je brosserai mon habit… Eh bien! mon vieux Vassia! Tu verras bien que nous serons contents et heureux! quand même! Embrasse-moi, mon vieux!
– Oh! si c’était vrai, mon ami!…
Une voix enfantine retentit sur le palier.
– Est-ce ici qu’habite Monsieur le fonctionnaire Choumkov?
– Oui, c’est ici, mon petit Monsieur, répondit Mavra, en laissant entrer le visiteur.
– Qu’est-ce qu’il y a? Qui est-ce? s’écria Vassia en se précipitant dans l’antichambre; Petenka, c’est toi?
– Bonjour, Vassili Pétrovitch! J’ai l’honneur de vous souhaiter une bonne et heureuse année, dit un gentil petit garçon brun, âgé d’environ dix ans, aux cheveux bouclés; ma sœur vous envoie ses souvenirs, et maman aussi. Ma sœur m’a chargé de vous embrasser de sa part…
Vassia souleva le petit émissaire en l’air et colla un long baiser enthousiaste sur ses lèvres qui ressemblaient beaucoup à celles de Lisanka.
– Embrasse-le, Arkadi, dit-il en lui tendant Pétia.
Sans toucher terre, Pétia passa entre les mains puissantes et tendrement affectueuses d’Arkadi Ivanovitch.
– Mon chéri, veux-tu du thé?
– Merci beaucoup. Nous avons déjà déjeuné. On s’est levé tôt ce matin. Maman et ma sœur sont allées à l’église. Ma sœur m’a lavé, habillé et coiffé pendant deux heures; elle m’a recousu mes pantalons, parce que je les ai déchirés hier dans la rue, avec Sachka; on a joué dans la neige, on s’est jeté des boules…
– Tiens, tiens!
– Oui, elle m’a habillé et m’a fait beau pour aller chez vous; puis elle m’a embrassé cent fois et m’a dit: «Va chez Vassia, félicite-le et demande-lui s’il est content, s’il a bien dormi et encore…» oui, que je demande encore si l’affaire est terminée, qui vous a…, mais je l’ai noté sur un petit bout de papier, s’interrompit le garçon, et ayant tiré une feuille de sa poche, il lut: «… qui vous a préoccupé».
– Oui, oui, elle sera terminée! Elle le sera! N’oublie pas de lui dire que je terminerai absolument, ma parole d’honneur!
– Oui… Oh! j’oubliais presque! Ma sœur vous envoie un petit mot et un cadeau… Encore un peu, j’oubliais de vous les remettre!
– Mon Dieu! Où les as-tu, mon chéri? Où sont-ils? C’est ça?… Écoute donc, mon vieux, ce qu’elle m’écrit, la petite chérie; tu sais qu’hier j’ai vu là-bas un portefeuille qui m’était destiné. Il n’est pas encore tout à fait terminé. Alors elle m’écrit: «Je vous envoie une mèche de mes cheveux; quant à l’autre cadeau, vous l’aurez un peu plus tard.» Regarde, mon vieux!