Il s’agissait donc purement et simplement de dévorer en silence cet affront et d’afficher sur son visage la même mansuétude, la même urbanité.

Il s’agissait de traiter Madame en amie. En amie!… Et pourquoi pas?

Ou Madame était l’instigatrice de l’événement, ou l’événement l’avait trouvée passive.

Si elle avait été l’instigatrice, c’était bien hardi à elle, mais enfin n’était-ce pas son rôle naturel?

Qui l’avait été chercher dans le plus doux moment de la lune conjugale pour lui parler un langage amoureux? Qui avait osé calculer les chances de l’adultère, bien plus de l’inceste? Qui, retranché derrière son omnipotence royale, avait dit à cette jeune femme: «Ne craignez rien, aimez le roi de France, il est au-dessus de tous, et un geste de son bras armé du sceptre vous protégera contre tous, même contre vos remords?»

Donc, la jeune femme avait obéi à cette parole royale, avait cédé à cette voix corruptrice, et maintenant qu’elle avait fait le sacrifice moral de son honneur, elle se voyait payée de ce sacrifice par une infidélité d’autant plus humiliante qu’elle avait pour cause une femme bien inférieure à celle qui avait d’abord cru être aimée.

Ainsi, Madame eût-elle été l’instigatrice de la vengeance, Madame eût eu raison.

Si, au contraire, elle était passive dans tout cet événement, quel sujet avait le roi de lui en vouloir?

Devait-elle, ou plutôt pouvait-elle arrêter l’essor de quelques langues provinciales? devait-elle, par un excès de zèle mal entendu, réprimer, au risque de l’envenimer, l’impertinence de ces trois petites filles?

Tous ces raisonnements étaient autant de piqûres sensibles à l’orgueil du roi; mais, quand il avait bien repassé tous ces griefs dans son esprit, Louis XIV s’étonnait, réflexions faites, c’est-à-dire après la plaie pansée, de sentir d’autres douleurs sourdes, insupportables, inconnues.

Et voilà ce qu’il n’osait s’avouer à lui-même, c’est que ces lancinantes atteintes avaient leur siège au cœur.

Et, en effet, il faut bien que l’historien l’avoue aux lecteurs, comme le roi se l’avouait à lui-même: il s’était laissé chatouiller le cœur par cette naïve déclaration de La Vallière; il avait cru à l’amour pur, à de l’amour pour l’homme, à de l’amour dépouillé de tout intérêt; et son âme, plus jeune et surtout plus naïve qu’il ne le supposait, avait bondi au-devant de cette autre âme qui venait de se révéler à lui par ses aspirations.

La chose la moins ordinaire dans l’histoire si complexe de l’amour, c’est la double inoculation de l’amour dans deux cœurs: pas plus de simultanéité que d’égalité; l’un aime presque toujours avant l’autre, comme l’un finit presque toujours d’aimer après l’autre. Aussi le courant électrique s’établit-il en raison de l’intensité de la première passion qui s’allume. Plus Mlle de La Vallière avait montré d’amour, plus le roi en avait ressenti.

Et voilà justement ce qui étonnait le roi.

Car il lui était bien démontré qu’aucun courant sympathique n’avait pu entraîner son cœur, puisque cet aveu n’était pas de l’amour, puisque cet aveu n’était qu’une insulte faite à l’homme et au roi, puisque enfin c’était, et le mot surtout brûlait comme un fer rouge, puisque enfin c’était une mystification.

Ainsi cette petite fille à laquelle, à la rigueur, on pouvait tout refuser, beauté, naissance, esprit, ainsi cette petite fille, choisie par Madame elle-même en raison de son humilité, avait non seulement provoqué le roi, mais encore dédaigné le roi, c’est-à-dire un homme qui, comme un sultan d’Asie, n’avait qu’à chercher des yeux, qu’à étendre la main, qu’à laisser tomber le mouchoir.

Et, depuis la veille, il avait été préoccupé de cette petite fille au point de ne penser qu’à elle, de ne rêver que d’elle; depuis la veille, son imagination s’était amusée à parer son image de tous les charmes qu’elle n’avait point; il avait enfin, lui que tant d’affaires réclamaient, que tant de femmes appelaient, il avait, depuis la veille, consacré toutes les minutes de sa vie, tous les battements de son cœur, à cette unique rêverie.

En vérité, c’était trop ou trop peu.

Et l’indignation du roi lui faisant oublier toutes choses, et entre autres que de Saint-Aignan était là, l’indignation du roi s’exhalait dans les plus violentes imprécations.

Il est vrai que Saint-Aignan était tapi dans un coin, et de ce coin regardait passer la tempête.

Son désappointement à lui paraissait misérable à côté de la colère royale.

Il comparait à son petit amour-propre l’immense orgueil de ce roi offensé, et, connaissant le cœur des rois en général et celui des puissants en particulier, il se demandait si bientôt ce poids de fureur, suspendu jusque-là sur le vide, ne finirait point par tomber sur lui, par cela même que d’autres étaient coupables et lui innocent.

En effet, tout à coup le roi s’arrêta dans sa marche immodérée, et, fixant sur de Saint-Aignan un regard courroucé.

– Et toi, de Saint-Aignan? s’écria-t-il.

De Saint-Aignan fit un mouvement qui signifiait:

– Eh bien! Sire?

– Oui, tu as été aussi sot que moi, n’est-ce pas?

– Sire, balbutia de Saint-Aignan.

– Tu t’es laissé prendre à cette grossière plaisanterie.

– Sire, dit de Saint-Aignan, dont le frisson commençait à secouer les membres, que Votre Majesté ne se mette point en colère: les femmes, elle le sait, sont des créatures imparfaites créées pour le mal; donc, leur demander le bien c’est exiger d’elles la chose impossible.

Le roi, qui avait un profond respect de lui-même, et qui commençait à prendre sur ses passions cette puissance qu’il conserva sur elles toute sa vie, le roi sentit qu’il se déconsidérait à montrer tant d’ardeur pour un si mince objet.

– Non, dit-il vivement, non, tu te trompes, Saint-Aignan, je ne me mets pas en colère; j’admire seulement que nous ayons été joués avec tant d’adresse et d’audace par ces deux petites filles. J’admire surtout que, pouvant nous instruire, nous ayons fait la folie de nous en rapporter à notre propre cœur.

– Oh! le cœur, Sire, le cœur, c’est un organe qu’il faut absolument réduire à ses fonctions physiques, mais qu’il faut destituer de toutes fonctions morales. J’avoue, quant à moi, que, lorsque j’ai vu le cœur de Votre Majesté si fort préoccupé de cette petite…

– Préoccupé, moi? mon cœur préoccupé? Mon esprit, peut-être; mais quant à mon cœur… il était…

Louis s’aperçut, cette fois encore, que pour couvrir un vide, il en allait découvrir un autre.

– Au reste, ajouta-t-il, je n’ai rien à reprocher à cette enfant. Je savais qu’elle en aimait un autre.

– Le vicomte de Bragelonne, oui. J’en avais prévenu Votre Majesté.


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