Ici, Zimoveikine salua en effet jusqu’à terre, d’un geste qui n’était pas dépourvu de noblesse. Sémione Ivanovitch voulut poursuivre son discours, mais, cette fois, on ne lui en laissa pas le loisir: ce fut un tollé général de supplications, d’arguments persuasifs, de consolations, tellement qu’il finit par avoir honte et, d’une voix faible, demanda à s’expliquer.
– Très bien, dit-il, c’est entendu: je suis gentil et doux, et vertueux et fidèle, et dévoué; je donnerais jusqu’à la dernière goutte de mon sang, entends-tu, gamin… pour garder ma place; mais je suis pauvre et si on la… ah! silence, toi!… elle existe maintenant, et puis, tout d’un coup, il n’y en aura plus… comprends-tu? Alors, moi, je m’en irai par les chemins, mon sac sur le dos, entends-tu?
– Sienka! hurla Zimoveikine d’une voix plus forte que le tumulte, tu n’es qu’un libre-penseur et je vais tout raconter. Qu’es-tu donc? Un gueulard, tête de bélier! un imbécile, un faiseur de chahut qui se fera balayer de sa place sans cérémonies! qu’es-tu donc?
– C’est cela même… fit Sémione Ivanovitch.
– Comment cela même? Allez donc causer avec lui!…
– Oui, comment parler avec lui?
– Bien sûr, quand on est libre, on est libre; mais quand on reste au lit…
– Comme un libre-penseur, comme un voltairien… Sienka, tu n’es qu’un libre-penseur, un libre-penseur!
– Assez! cria M. Prohartchine en agitant la main pour demander du silence. Mais comprends, comprends donc, idiot: je suis timide, timide aujourd’hui, timide demain, et puis, un beau jour, je perds ma timidité, je lâche une insolence et va te faire fiche… et je deviens libre-penseur!…
– Mais qu’est-ce qu’il a? tonna de nouveau Marc Ivanovitch, en bondissant de la chaise où il s’était assis pour se reposer et se précipitant vers le lit, tout bouleversé, et tremblant de rage, mais qu’est-ce qu’il a? Espèce d’idiot que vous êtes! Et quand vous n’auriez ni feu ni lieu? Est-ce que le monde n’est fait que pour vous? Seriez-vous un Napoléon, quoi? Qu’est-ce que vous êtes? Êtes-vous Napoléon? Êtes-vous Napoléon, oui ou non? Mais répondez donc un peu, Monsieur, si vous êtes Napoléon?
Mais M. Prohartchine ne répondit pas. Non que cette idée d’être un Napoléon l’emplit de confusion ni qu’il redoutât d’assumer une pareille responsabilité, mais il se trouvait hors d’état de discuter, de dire quoi que ce fût de raisonnable… Une crise s’ensuivit. Un flot de larmes jaillit de ses pauvres yeux gris brûlés par la fièvre; il se cacha le visage de ses mains amaigries et osseuses et se mit à parler à travers ses sanglots, gémissant qu’il était si pauvre, si malheureux, si simple, si sot, si ignorant qu’on devait avoir la bonté de lui pardonner, de le soigner, de le défendre, de lui donner à manger et à boire, de ne pas l’abandonner… Dieu sait ce qu’il ne dit pas. Tout en se lamentant, il jetait autour de lui des regards terrifiés comme s’il se fût attendu à ce que le plafond s’effondrât, à ce que le plancher s’enfonçât. Chacun le plaignait, les cœurs s’amollissaient de plus en plus. Toute sanglotante, la logeuse recoucha elle-même le malade. Enfin pénétré de l’inutilité de ses attaques contre la mémoire de Napoléon, Marc Ivanovitch reprit ses bonnes dispositions et accorda son assistance pour cette besogne. Jaloux de se rendre utiles de leur côté, les autres proposèrent de préparer de la tisane de framboises d’un effet immédiat et souverain dans toutes les maladies. Mais Zimoveikine s’éleva contre cette prétention. D’après lui, rien ne valait une bonne tasse de camomille. Quant à Zénobi Prokofitch, avec son cœur excellent, il sanglotait, émettait des torrents de larmes et criait son repentir d’avoir épouvanté Sémione Ivanovitch en lui racontant toutes ces stupides histoires. Puis considérant que le malade s’était plaint de sa pauvreté et avait imploré l’aumône, il ouvrit une souscription, pour le moment bornée au petit cercle des pensionnaires. Chacun soupirait et se lamentait, et plaignait le sort misérable de Sémione Ivanovitch, sans pourtant parvenir à comprendre une pareille et aussi subite terreur. Mais à quel propos? Encore, s’il eût occupé quelque importante situation et qu’il eût eu femme et enfants; s’il se fût vu traîné devant un tribunal, mais il ne valait pas tripette, n’ayant pour tout bien qu’un vieux coffre avec un cadenas allemand; il était resté pendant vingt ans couché derrière un paravent, ignorant tout du monde, de la vie et de ses peines. Et voilà tout à coup, pour une vaine et sotte plaisanterie, qu’il se mettait la tête à l’envers et s’épouvantait à cette découverte que la vie est dure… Mais ne l’est-elle pas pour tout le monde? «S’il eût seulement pris la peine, comme le dit plus tard Okéanov, de penser que la vie est également dure pour tout le monde, il eût gardé sa raison, et eût continué à vivre comme nous tous.»
De toute la journée, il ne fut question que de Sémione Ivanovitch. On revenait constamment près de lui; on lui demandait comment il allait; on lui prodiguait les consolations… Mais vers le soir, il n’avait plus besoin de consolations, en proie à la fièvre, au délire. On fut sur le point d’aller chercher un médecin et tous les pensionnaires s’engagèrent à le soigner et à le veiller toute la nuit à tour de rôle afin qu’on fût prévenu en cas d’alerte. C’est pourquoi, ayant installé au chevet de Sémione Ivanovitch son camarade, l’ivrogne, ces messieurs organisèrent une partie de cartes destinée à les tenir éveillés. Mais comme on jouait à la craie, cela ne présentait aucun intérêt et on s’ennuya bientôt. Alors, on laissa le jeu et l’on se mit à discuter jusqu’à brailler et à taper sur la table, si bien que chacun finit par réintégrer son coin en vociférant des paroles violentes. Comme ils étaient tous furieux, personne ne voulut plus monter la garde. Tout le monde finit par s’endormir et bientôt régna sur l’appartement un silence d’oubliette. De plus, le froid était intense. Okéanov s’endormit l’un des derniers et voici ce qu’il raconta plus tard:
«Songe ou réalité, j’ai eu l’impression que, tout près de moi, deux hommes causaient vers deux heures du matin.» Il avait reconnu Zimoveikine en train de réveiller son ami Remniov et le couple s’était entretenu pendant un temps fort long. Puis le dernier s’était éloigné et il l’avait entendu essayer d’ouvrir la porte de la cuisine avec une clef. La patronne certifia par la suite que cette clef se trouvait sous son oreiller et qu’elle avait disparu cette nuit-là. Puis Okéanov avait cru entendre les deux hommes s’en aller derrière le paravent du malade et y allumer une bougie.
Au surplus, il n’en savait pas davantage, car il s’était endormi pour ne se réveiller qu’avec les autres au moment où tous s’étaient précipités à bas du lit sur un cri à réveiller un mort. Il leur avait semblé à tous voir disparaître la lueur d’une bougie. Pendant cette alerte, le bruit confus d’une lutte retentissait derrière le paravent. Lorsqu’il y eut de la lumière, on put constater que c’étaient Remniov et Zimoveikine qui se battaient, s’accablaient de reproches et s’agonisaient d’injures. Remniov cria même:
– Ce n’est pas moi; c’est cet assassin!
– Lâche-moi! vociférait M. Zimoveikine. Je suis innocent et prêt à en prêter serment!
Ils n’avaient plus figure humaine, mais, tout d’abord, on n’y fit guère attention, car le malade avait quitté son lit. Ce n’est qu’une fois les belligérants séparés qu’on retrouva M. Prohartchine étendu sous sa couche et probablement sans connaissance. Il avait attiré sur lui sa couverture et son oreiller, de sorte qu’on ne voyait plus sur le lit qu’un matelas vétuste et crasseux sans l’ombre de draps – il n’y en avait d’ailleurs jamais eu. On retira Sémione Ivanovitch de sa position inférieure et on le recoucha sur le matelas, mais on s’aperçut tout aussitôt que tout serait inutile et que c’en était fait de lui: ses membres se raidissaient et il soufflait à peine. On l’entoura; il tremblait de tout son corps; on le voyait bien s’efforcer de gesticuler et de parler, mais il ne pouvait pas plus bouger les mains que la langue. Pourtant, il battait des paupières, un peu comme, dit-on, battent celles des têtes que vient de trancher le bourreau, encore chaudes et saignantes.