L’argent fut empaqueté. On apposa les scellés au coffre du mort et, sur l’audition des doléances de la logeuse, on lui expliqua où et quand elle devrait présenter le certificat établissant la dette de son défunt locataire vis-à-vis d’elle. La signature de ceux qui la devaient fut exigée et deux mots furent touchés relativement à la fameuse belle-sœur. Mais il devint tout de suite évident que cette belle-sœur n’était qu’un mythe, produit de l’insuffisante imagination si souvent reprochée au pauvre Prohartchine et l’on en abandonna toute idée comme fort inutile et de nature à nuire au bon renom de M. Prohartchine. La première émotion passée, quand on sut ce qu’était le défunt, tous devinrent silencieux et se prirent à échanger des regards de défiance. Prenant à cœur la façon d’agir de Sémione Ivanovitch, certains s’en sentirent profondément froissés… Une pareille fortune! Comment cet homme avait-il pu amasser une aussi forte somme?

Très maître de soi, Marc Ivanovitch entreprit d’expliquer pourquoi Sémione Ivanovitch était soudain tombé dans cette maladie de frayeur, mais on ne l’écoutait plus. Zénobi Prokofitch devint pensif, Okéanov but un tantinet, les autres se tassèrent sur eux-mêmes et le petit Kantariov, que distinguait un nez en bec de moineau, déménagea le soir même après avoir soigneusement collé et ficelé ses paquets en expliquant d’un ton froid aux questionneurs que les temps étaient durs et les loyers de cette maison fort élevés. Quant à la logeuse, elle pleurait sans discontinuer, maudissant ce Sémione Ivanovitch qui n’avait pas craint de faire tort à une pauvre orpheline. Quelqu’un ayant demandé à Marc Ivanovitch pourquoi, à son sens, le défunt ne mettait pas son argent en quelque banque, il répondit:

– Que voulez-vous? c’était un simple d’esprit; il manquait d’imagination.

– Et vous, petite mère, vous n’étiez pas moins simple, interjeta Okéanov. Pendant vingt ans cet homme que jeta bas une seule chiquenaude, est resté chez vous et vous n’avez pas trouvé le temps de… hé! hé! petite mère!

– Oh! que dis-tu? riposta la logeuse à celui qui avait interpellé Marc Ivanovitch, feignant de ne pas entendre les paroles tendancieuses d’Okéanov, à quoi bon la banque? Il n’avait qu’à m’en apporter une bonne poignée et à me dire: «Tiens, jeune Oustiniouchka, voilà pour toi et nourris-moi jusqu’à la fin de mes jours.» Je te jure sur les saintes icônes que je l’aurais nourri, que je l’aurais soigné… Ah! le menteur! Il m’a bien trompée, une pauvre orpheline!

On revint près du lit de Sémione Ivanovitch. Il était maintenant convenablement couché, vêtu de son meilleur et d’ailleurs unique habit, et son menton raidi s’embusquait derrière la cravate mal mise. On l’avait lavé, peigné, mais non pas rasé parce qu’on n’avait pu trouver de rasoir dans l’appartement. Il y en avait bien eu un, propriété de Zénobi Prokofitch, mais complètement émoussé, il avait été vendu avantageusement au marché de Tolkoutchi et, depuis ce jour, les locataires allaient tous se faire barbifier chez le coiffeur. On n’avait pas trouvé le temps de réparer le désordre du coin de Sémione Ivanovitch. Le paravent brisé gisait à terre dévoilant la solitude de celui qu’il avait recelé si longtemps et symbolisant cette vérité que la mort arrache tous les voiles, démasque tous les secrets, découvre toutes les intrigues. Le capitonnage du matelas jonchait tout le plancher et un poète n’eut pas manqué de comparer ce coin maintenant refroidi et dévasté au nid brisé d’une hirondelle «ménagère». Tout est démoli par la tempête; la mère et les petits sont morts et le petit lit chaud, si amoureusement fait de plumes et de duvet, est maintenant dispersé…

D’ailleurs, Sémione Ivanovitch avait plutôt l’air d’un vieil égoïste ou de quelque moineau voleur. Il était là, bien tranquille, comme un qui a la conscience en paix, comme s’il n’avait pas été l’artisan de ces tours à tromper les braves gens de la plus ignoble façon. Il n’entendait plus les pleurs de sa logeuse abandonnée. Tout au contraire, tel un malin capitaliste déterminé jusqu’à la tombe à ne pas perdre son temps dans l’inactivité, on l’eut dit entièrement absorbé par des calculs de spéculation. Son visage exprimait une méditation profonde et ses lèvres se serraient dans un air de gravité dont on ne l’eut jamais cru capable de son vivant. Il paraissait avoir beaucoup gagné en intelligence et tenait l’œil droit à demi-fermé comme s’il eût voulu faire saisir à la hâte quelque chose de fort important et qu’il n’avait pas le temps de développer… Il semblait dire:

«Eh bien, as-tu bientôt fini de pleurer, espèce de sotte? Vas donc dormir, entends-tu? Je suis mort et n’ai plus besoin de quoi que ce soit. Ah! qu’il fait bon à être ainsi couché… Puisque je te dis que je suis mort! C’est bien impossible, mais, tout de même, si je n’étais pas mort et que je me levasse tout d’un coup, que crois-tu que ça ferait, hein?»

(1846)


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