– Je suis de l’avis de d’Harville, dit M. de Saint-Remy; rien de plus mesquin, de plus bourgeois que ces déménagements forcés par autorité de bals ou de concerts… Pour donner des fêtes vraiment belles sans se gêner, il faut leur consacrer un emplacement particulier; et puis de vastes éblouissantes salles, destinées à un bal splendide, doivent avoir un tout autre caractère que celui des salons ordinaires: il y a entre ces deux espèces d’appartements la même différence qu’entre la peinture à fresque monumentale et les tableaux de chevalet.
– Il a raison, dit M. d’Harville; quel dommage, messieurs, que Saint-Remy n’ait pas douze à quinze cent mille livres de rentes! Quelles merveilles il nous ferait admirer!
– Puisque nous avons le bonheur de jouir d’un gouvernement représentatif, dit le duc de Lucenay, le pays ne devrait-il pas voter un million par an à Saint Remy, et le charger de représenter à Paris le goût et l’élégance française qui décideraient du goût et de l’élégance de l’Europe… du monde?
– Adopté! cria-t-on en chœur.
– Et l’on prélèverait ce million annuel, en manière d’impôt, sur ces abominables fesse-mathieux qui, possesseurs de fortunes énormes, seraient prévenus, atteints et convaincus de vivre comme des grippe-sous, ajouta M. de Lucenay.
– Et comme tels, reprit M. d’Harville, condamnés à défrayer des magnificences qu’ils devraient étaler.
– Sans compter que ces fonctions de grand prêtre, ou plutôt de grand maître de l’élégance, reprit M. de Lucenay, dévolues à Saint-Remy, auraient, par l’imitation, une prodigieuse influence sur le goût général.
– Il serait le type auquel on voudrait toujours ressembler.
– C’est clair.
– Et en tâchant de le copier, le goût s’épurerait.
– Au temps de la Renaissance, le goût est devenu partout excellent, parce qu’il se modelait sur celui des aristocraties, qui était exquis.
– À la grave tournure que prend la question, reprit gaiement M. d’Harville, je vois qu’il ne s’agit plus que d’adresser une pétition aux chambres pour l’établissement de la charge de grand maître de l’élégance française.
– Et comme les députés, sans exception, passent pour avoir des idées très-grandes, très-artistiques et très-magnifiques, cela sera voté par acclamation.
– En attendant la décision qui consacrera en droit la suprématie que Saint-Remy exerce en fait, dit M. d’Harville, je lui demanderai ses conseils pour la galerie que je vais faire construire: car j’ai été frappé de ses idées sur la splendeur des fêtes.
– Mes faibles lumières sont à vos ordres, d’Harville.
– Et quand inaugurerons-nous vos magnificences, mon cher?
– L’an prochain, je suppose; car je vais faire commencer immédiatement les travaux.
– Quel homme à projets vous êtes!
– J’en ai bien d’autres, ma foi… Je médite un bouleversement complet du Val-Richer.
– Votre terre de Bourgogne?
– Oui; il y a là quelque chose d’admirable à faire, si toutefois… Dieu me prête vie…
– Pauvre vieillard!…
– Mais n’avez-vous pas acheté dernièrement une ferme près du Val-Richer pour vous arrondir encore?
– Oui, une très-bonne affaire que mon notaire m’a conseillée.
– Et quel est ce rare et précieux notaire qui conseille de si bonnes affaires?
– M. Jacques Ferrand.
À ce nom, un léger tressaillement plissa le front de M. de Saint-Remy.
– Est-il vraiment aussi honnête homme qu’on le dit? demanda-t-il négligemment à M. d’Harville, qui se souvint alors de ce que Rodolphe avait raconté à Clémence à propos du notaire.
– Jacques Ferrand? Quelle question! Mais c’est un homme d’une probité antique, dit M. de Lucenay.
– Aussi respecté que respectable.
– Très-pieux… ce qui ne gâte rien.
– Excessivement avare… ce qui est une garantie pour ses clients.
– C’est enfin un de ces notaires de la vieille roche, qui vous demandent pour qui vous les prenez lorsqu’on s’avise de leur parler de reçu à propos de l’argent qu’on leur confie.
– Rien qu’à cause de cela, moi, je leur confierais toute ma fortune.
– Mais où diable Saint-Remy a-t-il été chercher ses doutes à propos de ce digne homme d’une intégrité proverbiale?
– Je ne suis que l’écho de bruits vagues… Du reste, je n’ai aucune raison pour nier ce phénix des notaires… Mais, pour revenir à vos projets, d’Harville, que voulez-vous donc bâtir au Val-Richer? On dit le château admirable?…
– Vous serez consulté, soyez tranquille, mon cher Saint-Remy, et plus tôt peut-être que vous ne pensez, car je me fais une joie de ces travaux; il me semble qu’il n’y a rien de plus attachant que d’avoir ainsi des intérêts successifs qui échelonnent et occupent les années à venir… Aujourd’hui ce projet… dans un an celui-ci… Plus tard, c’est autre chose… Joignez à cela une femme charmante que l’on adore, qui est de moitié dans tous vos goûts, dans tous vos desseins, et ma foi, la vie se passe assez doucement.
– Je le crois, pardieu, bien! C’est un vrai paradis sur terre.
– Maintenant, messieurs, dit d’Harville lorsque le déjeuner fut terminé, si vous voulez fumer un cigare dans mon cabinet, vous en trouverez d’excellents.
On se leva de table, on rentra dans le cabinet du marquis; la porte de sa chambre à coucher, qui y communiquait, était ouverte. Nous avons dit que le seul ornement de cette pièce se composait de deux panoplies de très-belles armes.
M. de Lucenay, ayant allumé un cigare, suivit le marquis dans sa chambre.
– Vous voyez, je suis toujours amateur d’armes, lui dit M. d’Harville.
– Voilà, en effet, de magnifiques fusils anglais et français; ma foi, je ne saurais auxquels donner la préférence… Douglas! cria M. de Lucenay, venez donc voir si ces fusils ne peuvent rivaliser avec vos meilleurs Manton.
Lord Douglas, Saint-Remy et deux autres convives entrèrent dans la chambre du marquis pour examiner les armes.
M. d’Harville, prenant un pistolet de combat, l’arma et dit en riant:
– Voici, messieurs, la panacée universelle pour tous les maux… le spleen… l’ennui…
Et il approcha, en plaisantant, le canon de ses lèvres.
– Ma foi! moi, je préfère un autre spécifique! dit Saint-Remy; celui-là n’est bon que dans les cas désespérés.
– Oui, mais il est si prompt, dit M. d’Harville. Zest! et c’est fait; la volonté n’est pas plus rapide… Vraiment, c’est merveilleux.