– Le monstre! que lui avais-je donc fait, me disais-je, pour avoir mérité de sa part un aussi cruel traitement? Je lui sauve la vie, je lui rends sa fortune, il m'arrache ce que j'ai de plus cher! Une bête féroce eût été moins cruelle! Ô homme, te voilà donc, quand tu n'écoutes que tes passions! Des tigres au fond des plus sauvages déserts auraient horreur de tes forfaits. Quelques minutes d'abattement succédèrent à ces premiers élans de ma douleur; mes yeux remplis de larmes se tournèrent machinalement vers le ciel; mon cœur s'élance aux pieds du Maître qui l'habite… Cette voûte pure et brillante… ce silence imposant de la nuit… cette frayeur qui glaçait mes sens… cette image de la nature en paix, près du bouleversement de mon âme égarée, tout répand une ténébreuse horreur en moi, d'où naît bientôt le besoin de prier. Je me précipite aux genoux de ce Dieu puissant, nié par les impies, espoir du pauvre et de l'affligé.

Être saint et majestueux, m'écriai-je en pleurs, toi qui daignes en ce moment affreux remplir mon âme d'une joie céleste, qui m'as, sans doute, empêchée d'attenter à mes jours, ô mon protecteur et mon guide, j'aspire à tes bontés, j'implore ta clémence: vois ma misère et mes tourments, ma résignation et mes vœux. Dieu puissant! tu le sais, je suis innocente et faible, je suis trahie et maltraitée; j'ai voulu faire le bien à ton exemple, et ta volonté m'en punit; qu'elle s'accomplisse, ô mon Dieu! tous ses effets sacrés me sont chers, je les respecte et cesse de m'en plaindre; mais si je ne dois pourtant trouver ici-bas que des ronces, est-ce t'offenser, ô mon souverain Maître, que de supplier ta puissance de me rappeler vers toi, pour te prier sans trouble, pour t'adorer loin de ces hommes pervers qui ne m'ont fait, hélas! rencontrer que des maux, et dont les mains sanguinaires et perfides noient à plaisir mes tristes jours dans le torrent des larmes et dans l'abîme des douleurs?

La prière est la plus douce consolation du malheureux; il devient plus fort quand il a rempli ce devoir. Je me lève pleine de courage, je ramasse les haillons que le scélérat m'a laissés, et je m'enfonce dans un taillis pour y passer la nuit avec moins de risque. La sûreté où je me croyais, la satisfaction que je venais de goûter en me rapprochant de mon Dieu, tout contribua à me faire reposer quelques heures, et le soleil était déjà haut quand mes yeux se rouvrirent: l'instant du réveil est affreux pour les infortunés; l'imagination, rafraîchie des douceurs du sommeil, se remplit bien plus vite et plus lugubrement des maux dont ces instants d'un repos trompeur lui ont fait perdre le souvenir.

Eh bien, me dis-je alors en m'examinant., il est donc vrai qu'il y a des créatures humaines que la nature ravale au même sort que celui des bêtes féroces! Cachée dans leur réduit, fuyant les hommes à leur exemple, quelle différence y a-t-il maintenant entre elles et moi? Est-ce donc la peine de naître pour un sort aussi pitoyable?… Et mes larmes coulèrent avec abondance en faisant ces tristes réflexions; je les finissais à peine, lorsque j'entendis du bruit autour de moi; peu à peu, je distingue deux hommes. Je prête l'oreille:

– Viens, cher ami, dit l'un d'eux, nous serons à merveille ici; la cruelle et fatale présence d'une tante que j'abhorre ne m'empêchera pas de goûter un moment avec toi les plaisirs qui me sont si doux.

Ils s'approchent, ils se placent tellement en face de moi, qu'aucun de leurs propos, aucun de leurs mouvements ne peut m'échapper, et je vois… Juste ciel, madame, dit Thérèse, en s'interrompant, est-il possible que le sort ne m'ait jamais placée que dans des situations si critiques, qu'il devienne aussi difficile à la vertu d'en entendre les récits, qu'à la pudeur de les peindre! Ce crime horrible lui outrage également et la nature et les conventions sociales, ce forfait, en un mot, sur lequel la main de Dieu s'est appesantie si souvent, légitimé par Cœur-de-Fer, proposé par lui à la malheureuse Thérèse, consommé sur elle involontairement par le bourreau qui vient de l'immoler, cette exécration révoltante enfin, je la vis s'achever sous mes yeux avec toutes les recherches impures, tous les épisodes affreux, que peut y mettre la dépravation la plus réfléchie! L'un de ces hommes, celui qui se prêtait, était âgé de vingt-quatre ans, assez bien mis pour faire croire à l'élévation de son rang, l'autre à peu près du même âge paraissait un de ses domestiques. L'acte fut scandaleux et long. Appuyé sur ses mains à la crête d'un petit monticule en face du taillis où j'étais, le jeune maître exposait à nu au compagnon de sa débauche l'autel impie du sacrifice, et celui-ci, plein d'ardeur à ce spectacle, en caressait l'idole, tout prêt à l'immoler d'un poignard bien plus affreux et bien plus gigantesque que celui dont j'avais été menacée par le chef des brigands de Bondy; mais le jeune maître, nullement craintif, semble braver impunément le trait qu'on lui présente; il l'agace, il l'excite, le couvre de baisers, s'en saisit, s'en pénètre lui-même, se délecte en l'engloutissant; enthousiasmé de ses criminelles caresses, l'infâme se débat sous le fer et semble regretter qu'il ne soit pas plus effrayant encore; il en brave les coups, il les prévient, il les repousse… Deux tendres et légitimes époux se caresseraient avec moins d'ardeur… Leurs bouches se pressent, leurs soupirs se confondent, leurs langues s'entrelacent, et je les vois tous deux, enivrés de luxure, trouver au centre des délices le complément de leurs perfides horreurs. L'hommage se renouvelle, et pour en rallumer l'encens, rien n'est épargné par celui qui l'exige; baisers, attouchements, pollutions, raffinements de la plus insigne débauche, tout s'emploie à rendre des forces qui s'éteignent, et tout réussit à les ranimer cinq fois de suite; mais sans qu'aucun des deux changeât de rôle. Le jeune maître fut toujours femme, et quoiqu'on pût découvrir en lui la possibilité d'être homme à son tour, il n'eut pas même l'apparence d'en concevoir un instant le désir. S'il visita l'autel semblable à celui où l'on sacrifiait chez lui, ce fut au profit de l'autre idole, et jamais nulle attaque n'eut l'air de menacer celle-là.

Oh! que ce temps me parut long! Je n'osais bouger, de peur d'être aperçue; enfin les criminels acteurs de cette scène indécente, rassasiés sans doute, se levèrent pour regagner le chemin qui devait les conduire chez eux, lorsque le maître s'approche du buisson qui me recèle; mon bonnet me trahit… Il l'aperçoit…

– Jasmin, dit-il à son valet, nous sommes découverts… Une fille a vu nos mystères… Approche-toi, sortons de là cette catin, et sachons pourquoi elle y est.

Je ne leur donnai pas la peine de me tirer de mon asile; m'en arrachant aussitôt moi-même, et tombant à leurs pieds:

– Ô messieurs! m'écriai-je, en étendant les bras vers eux, daignez avoir pitié d'une malheureuse dont le sort est plus à plaindre que vous ne pensez; il est bien peu de revers qui puissent égaler les miens; que la situation où vous m'avez trouvée ne vous fasse naître aucun soupçon sur moi; elle est la suite de ma misère, bien plutôt que de mes torts; loin d'augmenter les maux qui m'accablent, veuillez les diminuer en me facilitant les moyens d'échapper aux fléaux qui me poursuivent.

Le comte de Bressac (c'était le nom du jeune homme), entre les mains de qui je tombais, avec un grand fonds de méchanceté et de libertinage dans l'esprit, n'était pas pourvu d'une dose très abondante de commisération dans le cœur. Il n'est malheureusement que trop commun de voir le libertinage éteindre la pitié dans l'homme; son effet ordinaire est d'endurcir: soit que la plus grande partie de ses écarts nécessite l'apathie de l'âme, soit que la secousse violente que cette passion imprime à la masse des nerfs diminue la force de leur action, toujours est-il qu'un libertin est rarement un homme sensible. Mais à cette dureté naturelle dans l'espèce de gens dont j'esquisse le caractère, il se joignait encore dans M. de Bressac un dégoût si invétéré pour notre sexe, une haine si forte pour tout ce qui le caractérisait, qu'il était bien difficile que je parvinsse à placer dans son âme les sentiments dont je voulais l'émouvoir.

– Tourterelle des bois, me dit le comte avec dureté, si tu cherches des dupes, adresse-toi mieux: ni mon ami, ni moi, ne sacrifions jamais au temple impur de ton sexe; si c'est l'aumône que tu demandes, cherche des gens qui aiment les bonnes œuvres, nous n'en faisons jamais de ce genre… Mais parle, misérable, as-tu vu ce qui s'est passé entre Monsieur et moi?

– Je vous ai vus causer sur l'herbe, répondis-je, rien de plus, monsieur, je vous l'assure.

– Je veux le croire, dit le jeune comte, et cela pour ton bien; si j'imaginais que tu eusses pu voir autre chose, tu ne sortirais jamais de ce buisson… Jasmin, il est de bonne heure, nous avons le temps d'ouïr les aventures de cette fille, et nous verrons après ce qu'il en faudra faire.

Ces jeunes gens s'asseyent, ils m'ordonnent de me placer près d'eux, et là je leur fais part avec ingénuité de tous les malheurs qui m'accablent depuis que je suis au monde.

– Allons, Jasmin, dit M. de Bressac en se levant, dès que j'eus fini, soyons juste une fois; l'équitable Thémis a condamné cette créature, ne souffrons pas que les vues de la déesse soient aussi cruellement frustrées; faisons subir à la délinquante l'arrêt de mort qu'elle aurait encouru: ce petit meurtre, bien loin d'être un crime, ne deviendra qu'une réparation dans l'ordre moral; puisque nous avons le malheur de le déranger quelquefois, rétablissons-le courageusement du moins quand l'occasion se présente…

Et les cruels, m'ayant enlevée de ma place, me traînent déjà vers le bois, riant de mes pleurs et de mes cris.

– Lions-la par les quatre membres à quatre arbres formant un carré long, dit Bressac, en me mettant nue.

Puis, au moyen de leurs cravates, de leurs mouchoirs et de leurs jarretières, ils font des cordes dont je suis à l'instant liée, comme ils le projettent, c'est-à-dire dans la plus cruelle et la plus douloureuse attitude qu'il soit possible d'imaginer. On ne peut rendre ce que je souffris; il me semblait que l'on m'arrachât les membres, et que mon estomac, qui portait à faux, dirigé par son poids vers la terre, dût s'entrouvrir à tous les instants; la sueur coulait de mon front, je n'existais plus que par la violence de la douleur; si elle eût cessé de comprimer mes nerfs, une angoisse mortelle m'eût saisie. Les scélérats s'amusèrent de cette posture, ils m'y considéraient en s'applaudissant,


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