– Quelques onces de pain par jour, monsieur, lui répondis-je, de l'eau et un peu de soupe, quand je suis assez heureuse pour en avoir.

– De la soupe! morbleu, de la soupe! Regardez, ma mie, dit l'usurier à sa femme, gémissez des progrès du luxe: ça cherche condition, ça meurt de faim depuis un an, et ça veut manger de la soupe; à peine en faisons-nous une fois tous les dimanches, nous qui travaillons comme des forçats; vous aurez trois onces de pain par jour, ma fille, une demi-bouteille d'eau de rivière, une vieille robe de ma femme tous les dix-huit mois et trois écus de gages au bout de l'année, si nous sommes contents de vos services, si votre économie répond à la nôtre, et si vous faites enfin prospérer la maison par de l'ordre et de l'arrangement. Votre service est médiocre, c'est l'affaire d'un clin d'œil; il s'agit de frotter et nettoyer trois fois la semaine cet appartement de six pièces, de faire nos lits, de répondre à la porte, de poudrer ma perruque, de coiffer ma femme, de soigner le chien et le perroquet, de veiller à la cuisine, d'en nettoyer les ustensiles, d'aider à ma femme quand elle nous fait un morceau à manger, et d'employer quatre ou cinq heures par jour à faire du linge, des bas, des bonnets et autres petits meubles de ménage. Vous voyez que ce n'est rien, Thérèse; il vous restera bien du temps, nous vous permettrons d'en faire usage pour votre compte, pourvu que vous soyez sage, mon enfant, discrète, économe surtout, c'est l'essentiel.

Vous imaginez aisément, madame, qu'il fallait se trouver dans l'affreux état où j'étais pour accepter une telle place; non seulement il y avait infiniment plus d'ouvrage que mes forces ne me permettaient d'entreprendre, mais pouvais-je vivre avec ce qu'on m'offrait? Je me gardai pourtant bien de faire la difficile, et je fus installée dès le même soir.

Si ma cruelle situation permettait que je vous amusasse un instant, madame, quand je ne dois penser qu'à vous attendrir, j'oserais vous raconter quelques traits d'avarice dont je fus témoin dans cette maison; mais une catastrophe si terrible pour moi m'y attendait dès la seconde année, qu'il m'est bien difficile de vous arrêter sur des détails amusants avant que de vous entretenir de mes malheurs.

Vous saurez, cependant, madame, qu'on n'avait jamais d'autre lumière dans l'appartement de M. du Harpin, que celle qu'il dérobait au réverbère heureusement placé en face de sa chambre; jamais ni l'un ni l'autre n'usaient de linge: on emmagasinait celui que je faisais, on n'y touchait de la vie; il y avait aux manches de la veste de Monsieur, ainsi qu'à celles de la robe de Madame, une vieille paire de manchettes cousues après l'étoffe, et que je lavais tous les samedis au soir; point de drap, point de serviettes, et tout cela pour éviter le blanchissage. On ne buvait jamais de vin chez lui, l'eau claire étant, disait Mme du Harpin, la boisson naturelle de l'homme, la plus saine et la moins dangereuse. Toutes les fois qu'on coupait le pain, il se plaçait une corbeille sous le couteau, afin de recueillir ce qui tombait: on y joignait avec exactitude toutes les miettes qui pouvaient se faire aux repas, et ce mets, frit le dimanche, avec un peu de beurre, composait le plat de festin de ces jours de repos; jamais il ne fallait battre les habits ni les meubles, de peur de les user, mais les housser légèrement avec un plumeau. Les souliers de Monsieur, ainsi que ceux de Madame, étaient doublés de fer, c'étaient les mêmes qui leur avaient servi le jour de leurs noces. Mais une pratique beaucoup plus bizarre était celle qu'on me faisait exercer une fois la semaine: il y avait dans l'appartement un assez grand cabinet dont les murs n'étaient point tapissés; il fallait qu'avec un couteau j'allasse râper une certaine quantité de plâtre de ces murs, que je passais ensuite dans un tamis fin; ce qui résultait de cette opération devenait la poudre de toilette dont j'ornais chaque matin et la perruque de Monsieur et le chignon de Madame. Ah! plût à Dieu que ces turpitudes eussent été les seules où se fussent livrées ces vilaines gens! Rien de plus naturel que le désir de conserver son bien; mais ce qui ne l'est pas autant, c'est l'envie de l'augmenter de celui des autres. Et je ne fus pas longtemps à m'apercevoir que ce n'était qu'ainsi que s'enrichissait du Harpin.

Il logeait au-dessus de nous un particulier fort à son aise, possédant d'assez jolis bijoux, et dont les effets, soit à cause du voisinage, soit pour avoir passé par les mains de mon maître, se trouvaient très connus de lui; je lui entendais souvent regretter avec sa femme une certaine boîte d'or de trente à quarante louis, qui lui serait infailliblement restée, disait-il, s'il avait su s'y prendre avec plus d'adresse. Pour se consoler enfin d'avoir rendu cette boîte, l'honnête M. du Harpin projeta de la voler, et ce fut moi qu'on chargea de la négociation.

Après m'avoir fait un grand discours sur l'indifférence du vol, sur l'utilité même dont il était dans le monde, puisqu'il y rétablissait une sorte d'équilibre, que dérangeait totalement l'inégalité des richesses; sur la rareté des punitions, puisque de vingt voleurs il était prouvé qu'il n'en périssait pas deux; après m'avoir démontré avec une érudition dont je n'aurais pas cru M. du Harpin capable, que le vol était en honneur dans toute la Grèce, que plusieurs peuples encore l'admettaient, le favorisaient, le récompensaient comme une action hardie prouvant à la fois le courage et l'adresse (deux vertus essentielles à toute nation guerrière); après m'avoir en un mot exalté son crédit qui me tirerait de tout, si j'étais découverte, M. du Harpin me remit deux fausses clefs dont l'une devait ouvrir l'appartement du voisin, l'autre son secrétaire dans lequel était la boîte en question; il m'enjoignit de lui apporter incessamment cette boîte, et que pour un service aussi essentiel, je recevrais pendant deux ans un écu de plus sur mes gages.

– Oh! monsieur, m'écriai-je en frémissant de la proposition, est-il possible qu'un maître ose corrompre ainsi son domestique! Qui m'empêche de faire tourner contre vous les armes que vous me mettez à la main, et qu'aurez-vous à m'objecter si je vous rends un jour victime de vos propres principes?

Du Harpin, confondu, se rejeta sur un subterfuge maladroit: il me dit que ce qu'il faisait n'était qu'à dessein de m'éprouver, que j'étais bien heureuse d'avoir résisté à ses propositions… que j'étais perdue si j'avais succombé… Je me payai de ce mensonge; mais je sentis bientôt le tort que j'avais eu de répondre aussi fermement: les malfaiteurs n'aiment pas à trouver de la résistance dans ceux qu'ils cherchent à séduire; il n'y a malheureusement point de milieu dès qu'on est assez à plaindre pour avoir reçu leurs propositions: il faut nécessairement devenir dès lors ou leurs complices, ce qui est dangereux, ou leurs ennemis, ce qui l'est encore davantage. Avec un peu plus d'expérience, j'aurais quitté la maison dès l'instant, mais il était déjà écrit dans le ciel que chacun des mouvements honnêtes qui devrait éclore de moi serait acquitté par des malheurs!

M. du Harpin laissa couler près d'un mois, c'est-à-dire à peu près jusqu'à l'époque de la fin de la seconde année de mon séjour chez lui, sans dire un mot et sans témoigner le plus léger ressentiment du refus que je lui avais fait, lorsqu'un soir, venant de me retirer dans ma chambre pour y goûter quelques heures de repos, j'entendis tout à coup jeter ma porte en dedans, et vis, non sans effroi, M. du Harpin conduisant un commissaire et quatre soldats du guet près de mon lit.

– Faites votre devoir, monsieur, dit-il à l'homme de justice; cette malheureuse m'a volé un diamant de mille écus, vous le retrouverez dans sa chambre ou sur elle, le fait est certain.

– Moi, vous avoir volé, monsieur! dis-je en me jetant toute troublée hors de mon lit; moi, juste ciel! Ah! qui sait mieux que vous le contraire? Qui doit être pénétré mieux que vous du point auquel cette action me répugne et de l'impossibilité qu'il y a que je l'aie commise?

Mais du Harpin, faisant beaucoup de bruit pour que mes paroles ne fussent pas entendues, continua d'ordonner les perquisitions, et la malheureuse bague fut trouvée dans mon matelas. Avec des preuves de cette force, il n'y avait pas à répliquer; je fus à l'instant saisie, garrottée et conduite en prison, sans qu'il me fût seulement possible de faire entendre un mot en ma faveur.

Le procès d'une malheureuse qui n'a ni crédit, ni protection, est promptement fait dans un pays où l'on croit la vertu incompatible avec la misère, où l'infortune est une preuve complète contre l'accusé; là, une injuste prévention fait croire que celui qui a dû commettre le crime l'a commis; les sentiments se mesurent à l'état où l'on trouve le coupable; et sitôt que l'or ou des titres n'établissent pas son innocence, l'impossibilité qu'il puisse être innocent devient alors démontrée [1] .

J'eus beau me défendre, j'eus beau fournir les meilleurs moyens à l'avocat de forme qu'on me donna pour un instant, mon maître m'accusait, le diamant s'était trouvé dans ma chambre; il était clair que je l'avais volé. Lorsque je voulus citer le trait horrible de M. du Harpin, et prouver que le malheur qui m'arrivait n'était que le fruit de sa vengeance et la suite de l'envie qu'il avait de se défaire d'une créature qui, tenant son secret, devenait maîtresse de lui, on traita ces plaintes de récrimination, on me dit que M. du Harpin était connu depuis vingt ans pour un homme intègre, incapable d'une telle horreur. Je fus transférée à la Conciergerie, où je me vis au moment d'aller payer de mes jours le refus de participer à un crime; je périssais; un nouveau délit pouvait seul me sauver: la providence voulut que le crime servit au moins une fois d'égide à la vertu, qu'il la préservât de l'abîme où l'allait engloutir l'imbécillité des juges.

J'avais près de moi une femme d'environ quarante ans, aussi célèbre par sa beauté que par l'espèce et la multiplicité de ses forfaits; on la nommait Dubois, et elle était, ainsi que la malheureuse Thérèse, à la veille de subir un jugement de mort: le genre seul embarrassait les juges. S'étant rendue coupable de tous les crimes imaginables, on se trouvait presque obligé ou à inventer pour elle un supplice nouveau, ou à lui en faire subir un dont nous exempte notre sexe. J'avais inspiré une sorte d'intérêt à cette femme, intérêt criminel, sans doute, puisque la base en était, comme je le sus depuis, l'extrême désir de faire une prosélyte de moi.

[1] Siècles à venir! Vous ne verrez plus ce comble d'horreurs et d'infamie.



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