– Comment est-elle grosse, la «Bête du Bon Dieu»?
– Quasiment comme un gros chien basset… c’est un monstre que je vous dis. Ah! Je me suis demandé plus d’une fois si ça n’était pas elle qui avait pris de ses griffes notre pauvre mademoiselle à la gorge… Mais «la Bête du Bon Dieu» ne porte pas des godillots, ne tire pas des coups de revolver, n’a pas une main pareille!… s’exclama le père Jacques en nous montrant encore la main rouge sur le mur. Et puis, on l’aurait vue aussi bien qu’un homme, et elle aurait été enfermée dans la chambre et dans le pavillon, aussi bien qu’un homme!…
– Èvidemment, fis-je. De loin, avant d’avoir vu la «Chambre Jaune», je m’étais, moi aussi, demandé si le chat de la mère Agenoux…
– Vous aussi! s’écria Rouletabille.
– Et vous? demandai-je.
– Moi non, pas une minute… depuis que j’ai lu l’article du Matin, je sais qu’il ne s’agit pas d’une bête! Maintenant, je jure qu’il s’est passé là une tragédie effroyable… Mais vous ne parlez pas du béret retrouvé, ni du mouchoir, père Jacques?
– Le magistrat les a pris, bien entendu», fit l’autre avec hésitation.
Le reporter lui dit, très grave:
«Je n’ai vu, moi, ni le mouchoir, ni le béret, mais je peux cependant vous dire comment ils sont faits.
– Ah! vous êtes bien malin…», et le père Jacques toussa, embarrassé.
«Le mouchoir est un gros mouchoir bleu à raies rouges, et le béret, est un vieux béret basque, comme celui-là, ajouta Rouletabille en montrant la coiffure de l’homme.
– C’est pourtant vrai… vous êtes sorcier…»
Et le père Jacques essaya de rire, mais n’y parvint pas.
«Comment qu’vous savez que le mouchoir est bleu à raies rouges?
– Parce que, s’il n’avait pas été bleu à raies rouges, on n’aurait pas trouvé de mouchoir du tout!»
Sans plus s’occuper du père Jacques, mon ami prit dans sa poche un morceau de papier blanc, ouvrit une paire de ciseaux, se pencha sur les traces de pas, appliqua son papier sur l’une des traces et commença à découper. Il eut ainsi une semelle de papier d’un contour très net, et me la donna en me priant de ne pas la perdre.
Il se retourna ensuite vers la fenêtre et, montrant au père Jacques, Frédéric Larsan qui n’avait pas quitté les bords de l’étang, il s’inquiéta de savoir si le policier n’était point venu, lui aussi, «travailler dans la Chambre Jaune».
«Non! répondit M. Robert Darzac, qui, depuis que Rouletabille lui avait passé le petit bout de papier roussi, n’avait pas prononcé un mot. Il prétend qu’il n’a point besoin de voir la «Chambre Jaune», que l’assassin est sorti de la «Chambre Jaune» d’une façon très naturelle, et qu’il s’en expliquera ce soir!
En entendant M. Robert Darzac parler ainsi, Rouletabille – chose extraordinaire – pâlit.
«Frédéric Larsan posséderait-il la vérité que je ne fais que pressentir! murmura-t-il. Frédéric Larsan est très fort… très fort… et je l’admire… Mais aujourd’hui, il s’agit de faire mieux qu’une œuvre de policier… mieux que ce qu’enseigne l’expérience!… il s’agit d’être logique, mais logique, entendez-moi bien, comme le bon Dieu a été logique quand il a dit: 2 + 2 = 4…! IL S’AGIT DE PRENDRE LA RAISON PAR LE BON BOUT!»
Et le reporter se précipita dehors, éperdu à cette idée que le grand, le fameux Fred pouvait apporter avant lui la solution du problème de la «Chambre Jaune!»
Je parvins à le rejoindre sur le seuil du pavillon.
«Allons! lui dis-je, calmez-vous… vous n’êtes donc pas content?
– Oui, m’avoua-t-il avec un grand soupir. Je suis très content. J’ai découvert bien des choses…
– De l’ordre moral ou de l’ordre matériel?
– Quelques-unes de l’ordre moral et une de l’ordre matériel. Tenez, ceci, par exemple.»
Et, rapidement, il sortit de la poche de son gilet une feuille de papier qu’il avait dû y serrer pendant son expédition sous le lit, et dans le pli de laquelle il avait déposé un cheveu blond de femme.
VIII Le juge d’instruction interroge Mlle Stangerson
Cinq minutes plus tard, Joseph Rouletabille se penchait sur les empreintes de pas découvertes dans le parc, sous la fenêtre même du vestibule, quand un homme, qui devait être un serviteur du château, vint à nous à grandes enjambées, et cria à M. Robert Darzac qui descendait du pavillon:
«Vous savez, monsieur Robert, que le juge d’instruction est en train d’interroger mademoiselle.»
M. Robert Darzac nous jeta aussitôt une vague excuse et se prit à courir dans la direction du château; l’homme courut derrière lui.
«Si le cadavre parle, fis-je, cela va devenir intéressant.
– Il faut savoir, dit mon ami. Allons au château.»
Et il m’entraîna. Mais, au château, un gendarme placé dans le vestibule nous interdit l’accès de l’escalier du premier étage. Nous dûmes attendre.
Pendant ce temps-là, voici ce qui se passait dans la chambre de la victime. Le médecin de la famille, trouvant que Mlle Stangerson allait beaucoup mieux, mais craignant une rechute fatale qui ne permettrait plus de l’interroger, avait cru de son devoir d’avertir le juge d’instruction… et celui-ci avait résolu de procéder immédiatement à un bref interrogatoire. À cet interrogatoire assistèrent M. de Marquet, le greffier, M. Stangerson, le médecin. Je me suis procuré plus tard, au moment du procès, le texte de cet interrogatoire. Le voici, dans toute sa sécheresse juridique:
Demande. – Sans trop vous fatiguer, êtes-vous capable, mademoiselle, de nous donner quelques détails nécessaires sur l’affreux attentat dont vous avez été victime?
Réponse. – Je me sens beaucoup mieux, monsieur, et je vais vous dire ce que je sais. Quand j’ai pénétré dans ma chambre, je ne me suis aperçue de rien d’anormal.
D. – Pardon, mademoiselle, si vous me le permettez, je vais vous poser des questions et vous y répondrez. Cela vous fatiguera moins qu’un long récit.
R. – Faites, monsieur.
D. – Quel fut ce jour-là l’emploi de votre journée? Je le désirerais aussi précis, aussi méticuleux que possible. Je voudrais, mademoiselle, suivre tous vos gestes, ce jour-là, si ce n’est point trop vous demander.
R. – Je me suis levée tard, à dix heures, car mon père et moi nous étions rentrés tard dans la nuit, ayant assisté au dîner et à la réception offerts par le président de la République, en l’honneur des délégués de l’académie des sciences de Philadelphie. Quand je suis sortie de ma chambre, à dix heures et demie, mon père était déjà au travail dans le laboratoire. Nous avons travaillé ensemble jusqu’à midi; nous avons fait une promenade d’une demi-heure dans le parc; nous avons déjeuné au château. Une demi-heure de promenade, jusqu’à une heure et demie, comme tous les jours. Puis, mon père et moi, nous retournons au laboratoire. Là, nous trouvons ma femme de chambre qui vient de faire ma chambre. J’entre dans la «Chambre Jaune» pour donner quelques ordres sans importance à cette domestique qui quitte le pavillon aussitôt et je me remets au travail avec mon père. À cinq heures, nous quittons le pavillon pour une nouvelle promenade et le thé.