Même jeu de scène dans le Malade imaginaire. La médecine offensée déverse sur Argan, par la bouche de M. Purgon, la menace de toutes les maladies. Et chaque fois qu’Argan se soulève de son fauteuil, comme pour fermer la bouche à Purgon, nous voyons celui-ci s’éclipser un instant, comme si on l’enfonçait dans la coulisse, puis, comme mû par un ressort, remonter sur la scène avec une malédiction nouvelle. Une même exclamation sans cesse répétée: «Monsieur Purgon!» scande les moments de cette petite comédie.
Serrons de plus près encore l’image du ressort qui se tend, se détend et se retend. Dégageons-en l’essentiel. Nous allons obtenir un des procédés usuels de la comédie classique, la répétition.
D’où vient le comique de la répétition d’un mot au théâtre? On cherchera vainement une théorie du comique qui réponde d’une manière satisfaisante à cette question très simple. Et la question reste en effet insoluble, tant qu’on veut trouver l’explication d’un trait amusant dans ce trait lui-même, isolé de ce qu’il nous suggère. Nulle part ne se trahit mieux l’insuffisance de la méthode courante. Mais la vérité est que si on laisse de côté quelques cas très spéciaux sur lesquels nous reviendrons plus loin, la répétition d’un mot n’est pas risible par elle-même. Elle ne nous fait rire que parce qu’elle symbolise un certain jeu particulier d’éléments moraux, symbole lui-même d’un jeu tout matériel. C’est le jeu du chat qui s’amuse avec la souris, le jeu de l’enfant qui pousse et repousse le diable au fond de sa boite, – mais raffiné, spiritualisé, transporté dans la sphère des sentiments et des idées. Énonçons la loi qui définit, selon nous, les principaux effets comiques de répétition de mots au théâtre: Dans une répétition comique de mots il y a généralement deux termes en présence, un sentiment comprimé qui se détend comme un ressort, et une idée qui s’amuse à comprimer de nouveau le sentiment.
Quand Dorine raconte à Orgon la maladie de sa femme, et que celui-ci l’interrompt sans cesse pour s’enquérir de la santé de Tartuffe, la question qui revient toujours: «Et Tartuffe?» nous donne la sensation très nette d’un ressort qui part. C’est ce ressort que Dorine s’amuse à repousser en reprenant chaque fois le récit de la maladie d’Elmire. Et lorsque Scapin vient annoncer au vieux Géronte que son fils a été emmené prisonnier sur la fameuse galère, qu’il faut le racheter bien vite, il joue avec l’avarice de Géronte absolument comme Dorine avec l’aveuglement d’Orgon. L’avarice, à peine comprimée, repart automatiquement, et c’est cet automatisme que Molière a voulu marquer par la répétition machinale d’une phrase où s’exprime le regret de l’argent qu’il va falloir donner: «Que diable allait-il faire dans cette galère?» Même observation pour la scène où Valère représente à Harpagon qu’il aurait tort de marier sa fille à un homme qu’elle n’aime pas. «Sans dot!» interrompt toujours l’avarice d’Harpagon. Et nous entrevoyons, derrière ce mot qui revient automatiquement, un mécanisme à répétition monté par l’idée fixe.
Quelquefois, il est vrai, ce mécanisme est plus malaisé à apercevoir. Et nous touchons ici à une nouvelle difficulté de la théorie du comique. Il y a des cas où tout l’intérêt d’une scène est dans un personnage unique qui se dédouble, son interlocuteur jouant le rôle d’un simple prisme, pour ainsi dire, au travers duquel s’effectue le dédoublement. Nous risquons alors de faire fausse route si nous cherchons le secret de l’effet produit dans ce que nous voyons et entendons, dans la scène extérieure qui se joue entre les personnages, et non pas dans la comédie intérieure que cette scène ne fait que réfracter. Par exemple, quand Alceste répond obstinément «Je ne dis pas cela!» à Oronte qui lui demande s’il trouve ses vers mauvais, la répétition est comique, et pourtant il est clair qu’Oronte ne s’amuse pas ici avec Alceste au jeu que nous décrivions tout à l’heure. Mais qu’on y prenne garde! il y a en réalité ici deux hommes dans Alceste, d’un côté le «misanthrope» qui s’est juré maintenant de dire aux gens leur fait, et d’autre part le gentilhomme qui ne peut désapprendre tout d’un coup les formes de la politesse, ou même peut-être simplement l’homme excellent, qui recule au moment décisif où il faudrait passer de la théorie à l’action, blesser un amour-propre, faire de la peine. La véritable scène n’est plus alors entre Alceste et Oronte, mais bien entre Alceste et Alceste lui-même. De ces deux Alceste, il y en a un qui voudrait éclater, et l’autre qui lui ferme la bouche au moment où il va tout dire. Chacun des «Je ne dis pas cela!» représente un effort croissant pour refouler quelque chose qui pousse et presse pour sortir. Le ton de ces «Je ne dis pas cela!» devient donc de plus en plus violent, Alceste se fâchant de plus en plus – non pas contre Oronte, comme il le croit, mais contre lui-même. Et c’est ainsi que la tension du ressort va toujours se renouvelant, toujours se renforçant, jusqu’à la détente finale. Le mécanisme de la répétition est donc bien encore le même.
Qu’un homme se décide à ne plus jamais dire que ce qu’il pense, dût-il «rompre en visière à tout le genre humain», cela n’est pas nécessairement comique; c’est de la vie, et de la meilleure. Qu’un autre homme, par douceur de caractère, égoïsme ou dédain, aime mieux dire aux gens ce qui les flatte, ce n’est que de la vie encore; il n’y a rien là pour nous faire rire. Réunissez même ces deux hommes en un seul, faites que votre personnage hésite entre une franchise qui blesse et une politesse qui trompe, cette lutte de deux sentiments contraires ne sera pas encore comique, elle paraîtra sérieuse, si les deux sentiments arrivent à s’organiser par leur contrariété même, à progresser ensemble, à créer un état d’âme composite, enfin à adopter un modus vivendi qui nous donne purement et simplement l’impression complexe de la vie. Mais supposez maintenant, dans un homme bien vivant, ces deux sentiments irréductibles et raides; faites que l’homme oseille de l’un à l’autre; faites surtout que cette oscillation devienne franchement mécanique en adoptant la forme connue d’un dispositif usuel, simple, enfantin: vous aurez cette fois l’image que nous avons trouvée jusqu’ici dans les objets risibles, vous aurez du mécanique dans du vivant, vous aurez du comique.
Nous nous sommes assez appesantis sur cette première image, celle du diable à ressort, pour faire comprendre comment la fantaisie comique convertit peu à peu un mécanisme matériel en un mécanisme moral. Nous allons examiner un ou deux autres jeux, mais en nous bornant maintenant à des indications sommaires.
II. – Le pantin à ficelles . – Innombrables sont les scènes de comédie où un personnage croit parler et agir librement, où ce personnage conserve par conséquent l’essentiel de la vie, alors qu’envisagé d’un certain côté il apparaît comme un simple jouet entre les mains d’un autre qui s’en amuse. Du pantin que l’enfant manœuvre avec une ficelle à Géronte et à Argante manipulés par Scapin, l’intervalle est facile à franchir. Écoutez plutôt Scapin lui-même: «La machine est toute trouvée», et encore: «C’est le ciel qui les amène dans mes filets», etc. Par un instinct naturel, et parce qu’on aime mieux, en imagination au moins, être dupeur que dupé, c’est du côté des fourbes que se met le spectateur. Il lie partie avec eux, et désormais, comme l’enfant qui a obtenu d’un camarade qu’il lui prête sa poupée, il fait lui-même aller et venir sur la scène le fantoche dont il a pris en main les ficelles. Toutefois cette dernière condition n’est pas indispensable. Nous pouvons aussi bien rester extérieurs à ce qui se passe, pourvu que nous conservions la sensation bien nette d’un agencement mécanique. C’est ce qui arrive dans les cas où un personnage oscille entre deux partis opposés à prendre, chacun de ces deux partis le tirant à lui tour à tour: tel, Panurge demandant à Pierre et à Paul s’il doit se marier. Remarquons que l’auteur comique a soin alors de personnifier les deux partis contraires. À défaut du spectateur, il faut au moins des acteurs pour tenir les ficelles.