N’est-il pas effarant de voir à quel point tout le monde semble trouver normale cette situation? Vous me dégoûtez, minables esclaves soumis à mes moindres caprices. Pourquoi m’avez-vous laissé devenir le Roi du Monde? Je voudrais percer ce mystère: comment, au sommet d’une époque cynique, la publicité fut couronnée Impératrice. Jamais crétin irresponsable n’a été aussi puissant que moi depuis deux mille ans.

Je voudrais tout quitter, partir d’ici avec le magot, en emmenant de la drogue et des putes sur une connerie d’île déserte. (A longueur de journée, je regarderais Soraya et Tamara se doigter en m’astiquant le jonc). Mais je n’ai pas les couilles de démissionner. C’est pourquoi j’écris ce livre. Mon licenciement me permettra de fuir cette prison dorée. Je suis nuisible, arrêtez- moi avant qu’il ne soit trop tard, par pitié! Filezmoi cent plaques et je déguerpis, promis-juré. Qu’y puis-je si l’humanité a choisi de remplacer Dieu par des produits de grande consommation?

Je souris parce que, si ça se trouve, dès que ce livre sortira, au lieu d’être foutu à la porte, je serai augmenté. Dans le monde que je vais vous décrire, la critique est digérée, l’insolence encouragée, la délation rémunérée, la diatribe organisée. Bientôt on décernera le Nobel de la Provoc et je ferai un candidat difficile à battre. La révolte fait partie du jeu. Les dictatures d’autrefois craignaient la liberté d’expression, censuraient la contestation, enfermaient les écrivains, brûlaient les livres controversés. Le bon temps des vilains autodafés permettait de distinguer les gentils des méchants. Le totalitarisme publicitaire, c’est bien plus malin pour se laver les mains. Ce fascisme-là a retenu la leçon des ratages précédents (Berlin, 1945 et Berlin, 1989 — au fait, pourquoi toutes les barbaries sont-elles mortes dans la même ville?).

Pour réduire l’humanité en esclavage, la publicité a choisi le profil bas, la souplesse, la persuasion. Nous vivons dans le premier système de domination de l’homme par l’homme contre lequel même la liberté est impuissante. Au contraire, il mise tout sur la liberté, c’est là sa plus grande trouvaille. Toute critique lui donne le beau rôle, tout pamphlet renforce l’illusion de sa tolérance doucereuse. Il vous soumet élégamment. Tout est permis, personne ne vient t’engueuler si tu fous le bordel. Le système a atteint son but: même la désobéissance est devenue une forme d’obéissance.

Nos destins brisés sont joliment mis en page. Vousmême, qui lisez ce livre, je suis sûr que vous vous dites: «Comme il est mignon, ce petit pubard qui crache dans la soupe, allez, à la niche, tu es coincé ici comme les autres, tu paieras tes impôts comme tout le monde». Il n’y a aucun moyen d’en sortir. Tout est verrouillé, le sourire aux lèvres. On vous bloque avec des crédits à rembourser, des mensualités, des loyers à payer. Vous avez des états d’âme? Des millions de chômeurs dehors attendent que vous libériez la place. Vous pouvez rouspéter autant que vous voulez, Churchill a déjà répondu: il a dit «c’est le pire système à l’exception de tous les autres». Il ne nous a pas pris en traître. Il n’a pas dit le meilleur système; il a dit le pire.

3

Ce matin à 9 heures, j’ai petit déjeuné avec le Directeur du Marketing de la Division Produits Frais de Madone, l’un des plus grands groupes agroalimentaires du monde (84,848 milliards de francs de chiffre d’affaires en 1998, soit 12,935 milliards d’euros), dans un bunker d’acier et de verre décoré à la Albert Speer. Pour entrer là-dedans, il faut montrer patte blanche: l’empire du yaourt est sous haute sécurité. Jamais produits laitiers n’ont été si bien protégés. Il ne manque plus que la date limite de fraîcheur au-dessus des portes automatiques. On m’a filé une carte magnétique pour accéder aux ascenseurs et ensuite j’ai traversé un sas avec des tourniquets métalliques comme dans le métro et tout d’un coup je me suis senti hyper-important, comme si j’allais rendre visite au Président de la République, alors que j’allais juste voir un vieux HEC en chemisette rayée. Dans l’ascenseur, je me suis récité un quatrain de Michel Houellebecq:

«Les cadres montent vers leur calvaire
Dans des ascenseurs de nickel
Je vois passer les secrétaires
Qui se remettent du rimmel».

Et cela me faisait tout drôle de me sentir à l’intérieur d’un poème froid.

A la réflexion, il est exact que la réunion de ce matin était sans doute plus importante qu’une entrevue avec le Chef de l’État. C’était la réunion la plus importante de ma vie, puisqu’elle a déterminé tout le reste.

Au 8e étage chez Madone, tous les chefs de produit portent des chemisettes rayées et des cravates avec des petits animaux dessus. Le Directeur du Marketing terrorise ses grosses assistantes qui en font de la rétention d’eau. Son nom est Alfred Duler. Alfred Duler commence tous ses meetings par la même phrase: «Nous ne sommes pas ici pour nous faire plaisir mais pour faire plaisir au consommateur». Comme si le consommateur était quelqu’un d’une autre race — un «untermensch»? Il me donne envie de gerber: pour quelqu’un qui bosse dans l’alimentaire, c’est embêtant. Je l’imagine, le matin, en train de se raser, de nouer sa cravate, de traumatiser ses enfants avec son haleine, d’écouter France-Info vachement fort, de lire Les Echos en buvant son café debout dans la cuisine. Il ne touche plus sa femme depuis 1975 mais ne la trompe même pas (elle, si). Il ne lit qu’un livre par an, et en plus il est d’Alain Duhamel. Il enfile son costard, croit sincèrement jouer un rôle crucial au sein de son holding, possède une grosse Mercedes qui fait vroum-vroum dans les embouteillages et un cellulaire Motorola qui fait pilim-pilim dans son étui accroché au-dessus de l’autoradio Pioneer qui diffuse des messages pour Casto-Casto-Castorama, Mammouth écrase les prix, Choisissez bien choisissez But. Il est convaincu que le retour de la croissance est une bonne nouvelle alors que la croissance signifie seulement de plus en plus de production vaine, «une immense accumulation de marchandises» (Karl Marx), une montagne d’objets supplémentaires pour nous ensevelir. Il a la Foi. Il l’a appris dans la Haute Ecole: en la Croissance tu Croiras. Produisons des millions de tonnes de produits entassés et nous serons heureux! Gloire à l’expansion qui fait tourner les usines qui font grimper l’expansion! Surtout ne nous arrêtons pas pour réfléchir!

Nous sommes assis dans une salle de réunion glauque comme il y en a dans tous les immeubles d’affaires du monde, autour d’une grande table ovale avec des verres de jus d’orange posés dessus et une esclave-secrétaire qui apporte un Thermos de café en baissant les yeux, dans l’odeur d’aisselles des réunions tardives de la veille.

Duler commence la réunion en précisant que «tout ce qui va être dit ici est confidentiel; il n’y aura pas de chartes pour ce meeting; ceci est une réunion de crise; faudra voir le réachat mais je suis un peu inquiet des rotations; un concurrent lance un me-too avec une grosse campagne; selon des sources concordantes, ils auraient l’intention de nous piquer des parts de marché; nous nous considérons comme attaqués». En une fraction de seconde, tous les participants attablés se mettent à froncer les sourcils. Il ne manque plus que les casques kaki et les cartes d’état-major pour se retrouver dans Le Jour le plus long.

Après les commentaires météorologiques d’usage, Jean-François, le Directeur de Clientèle de notre agence, prend la parole pour résumer le brief, tout en projetant des transparents sur le mur avec un rétroprojecteur:

— Donc nous venons vous montrer un script de trente secondes pour défendre Maigrelette contre l’attaque des me-too distributeurs. Je rappelle l’objectif stratégique que nous nous étions fixé à la précédente réunion: «Dans un marché en érosion, Maigrelette innove et souhaite offrir une vision nouvelle du fromage blanc grâce à un nouveau pack ergonomique».


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