Enfin, ces formalités étranges accomplies, le voyageur secoua ses bottes poudreuses, ôta ses gants, fouilla dans ses poches, et y ayant trouvé une paire de petits ciseaux et un canif à manche d’écaille, il les jeta l’un après l’autre par-dessus son épaule, sans même regarder où ils allaient tomber.
Cela fait, après avoir passé une dernière fois la main sur la croupe de Djérid, après avoir respiré, comme pour donner à sa poitrine tout le degré de dilatation qu’elle pouvait acquérir, le voyageur chercha inutilement un sentier quelconque, et n’en voyant point, il entra au hasard dans la forêt.
C’est le moment, nous le croyons, de donner à nos lecteurs une idée exacte du voyageur que nous venons de faire apparaître à leurs yeux, et qui est destiné à jouer un rôle important dans le cours de notre histoire.
Celui qui après être descendu de cheval venait de s’aventurer si hardiment dans la forêt, paraissait être un homme de trente à trente-deux ans, d’une taille au-dessus de la moyenne, mais si admirablement pris, qu’on sentait circuler tout à la fois la force et l’adresse dans ses membres souples et nerveux. Il était vêtu d’une espèce de redingote de voyage de velours noir à boutonnières d’or; les deux bouts d’une veste brodée apparaissaient au-dessous des derniers boutons de cette redingote, et une culotte de peau collante dessinait des jambes qui eussent pu servir de modèle à un statuaire, et dont l’on devinait la forme élégante à travers des bottes de cuir verni.
Quant à son visage, qui avait toute la mobilité des types méridionaux, c’était un singulier mélange de force et de finesse: son regard, qui pouvait exprimer tous les sentiments, semblait, lorsqu’il s’arrêtait sur quelqu’un, plonger dans celui sur lequel il s’arrêtait deux rayons de lumière destinés à éclairer jusqu’à son âme. Ses joues brunes avaient été, cela se voyait tout d’abord, hâlées par les rayons d’un soleil plus brûlant que le notre. Enfin, une bouche grande, mais belle de forme, s’ouvrait pour laisser voir un double rang de dents magnifiques que la haleur du teint faisait paraître plus blanches encore. Le pied était long, mais fin; la main était petite, mais nerveuse.
À peine celui dont nous venons de tracer le portrait eut-il fait dix pas au milieu des noirs sapins, qu’il entendit de rapides piétinements vers l’endroit où il avait laissé son cheval. Son premier mouvement, mouvement sur l’intention duquel il n’y avait point à se tromper, fut de retourner sur ses pas; mais il se retint. Cependant, ne pouvant résister au désir de savoir ce qu’était devenu Djérid, il se haussa sur la pointe des pieds, dardant son regard par une éclaircie; entraîné par une main invisible qui avait dénoué sa bride, Djérid avait déjà disparu.
Le front de l’inconnu se plissa légèrement, et quelque chose comme un sourire crispa ses joues pleines et ses lèvres ciselées à fines arêtes.
Puis il continua son chemin vers le centre de la forêt.
Pendant quelques pas encore, le crépuscule extérieur pénétrant à travers les arbres guida sa marche; mais bientôt ce faible reflet venant à lui manquer, il se trouva dans une nuit tellement épaisse que, cessant de voir où il mettait le pied et craignant sans doute de s’égarer, il s’arrêta.
– Je suis bien venu jusqu’à Danenfels, dit-il tout haut, car de Mayence à Danenfels il y a une route; j’ai bien été de Danenfels à la Bruyère-Noire, parce que de Danenfels à la Bruyère-Noire il y a un sentier; je suis bien venu de la Bruyère-Noire ici, quoiqu’il n’y eût ni route ni sentier, car j’apercevais la forêt; mais ici, je suis forcé de m’arrêter: je n’y vois plus.
À peine ces mots étaient-ils prononcés dans un dialecte moitié français, moitié sicilien, qu’une lumière jaillit subitement à cinquante pas à peu près du voyageur.
– Merci, dit-il; maintenant que cette lumière marche, je la suivrai.
Aussitôt la lumière marcha sans oscillation, sans secousse, avançant d’un mouvement égal, comme glissent sur nos théâtres ces flammes fantastiques dont la marche est réglée par le machiniste et le metteur en scène.
Le voyageur fit encore cent pas à peu près, puis il crut entendre comme un souffle à son oreille.
Il tressaillit.
– Ne te retourne pas, dit une voix à droite, ou tu es mort!
– Bien, répondit sans sourciller l’impassible voyageur.
– Ne parle pas, dit une voix à gauche, ou tu es mort!
Le voyageur s’inclina sans parler.
– Mais si tu as peur, articula une troisième voix qui, pareille à celle du père d’Hamlet, semblait sortir des entrailles de la terre, si tu as peur, reprends le chemin de la plaine, cela signifiera que tu renonces, et on te laissera retourner d’où tu viens.
Le voyageur se contenta de faire un geste de la main, et continua sa route.
La nuit était si sombre et la forêt si épaisse, que, malgré la lueur qui le guidait, le voyageur n’avançait qu’en trébuchant. Durant une heure à peu près, la flamme marcha, et le voyageur la suivit sans faire entendre un murmure, sans donner un signe de crainte.
Tout à coup elle disparut.
Le voyageur était hors de la forêt. Il leva les yeux; à travers le sombre azur du ciel scintillaient quelques étoiles.
Il continua de marcher en avant dans la direction où avait disparu la lumière, mais bientôt il vit surgir devant lui une ruine, spectre d’un vieux château.
En même temps son pied heurta des décombres.
Aussitôt un objet glacé se colla sur ses tempes et mura ses yeux. Dès lors il ne vit plus même les ténèbres.
Un bandeau de linge mouillé emprisonnait sa tête. C’était chose convenue sans doute, c’était au moins chose à laquelle il s’attendait, car il ne fit aucun effort pour enlever ce bandeau. Seulement il étendit silencieusement la main comme fait un aveugle qui réclame un guide.
Ce geste fut compris, car à l’instant même une main froide, aride, osseuse, se cramponna aux doigts du voyageur.
Il reconnut que c’était la main décharnée d’un squelette; mais si cette main eût été douée du sentiment, elle eût, de son côté, reconnu que la sienne ne tremblait pas.
Alors le voyageur se sentit rapidement entraîné pendant l’espace de cent toises.
Soudain la main quitta la sienne, le bandeau s’envola de son front, et l’inconnu s’arrêta: il était arrivé au sommet du Mont-Tonnerre.