II s'était livré à ce plaisir qui consiste à suivre en secret une personne qu'on connaît, à observer ses comportements, à interpréter ses gestes.
Quand elle avait enjambé le Pont-Neuf, il n'avait pas eu peur: il l'avait vue avec un visage joyeux, elle n'avait pas l'air désespéré. Il s'était accoudé au bord de la Seine et penché pour regarder son ancienne camarade de classe.
Peu à peu, il avait trouvé que Plectrude avait une attitude des plus louches. Son exaltation même lui avait paru suspecte; quand il avait eu la nette impression qu'elle allait se jeter dans le fleuve, il avait hurlé son prénom et couru vers elle.
Elle le reconnut aussitôt.
Ils eurent le prélude amoureux le plus court de l'Histoire.
– Tu as quelqu'un? demanda Mathieu sans perdre une seconde.
– Célibataire, avec un bébé, répondit-elle aussi sec.
– Parfait. Tu me veux?
– Oui.
Il empoigna les hanches de Plectrude et les retourna à cent quatre-vingts degrés, pour qu'elle n'eût plus les pieds dans le vide. Ils se roulèrent un patin afin de sceller ce qui avait été dit.
– Tu n'étais pas en train de te suicider, par hasard?
– Non, répondit-elle par pudeur.
Il lui roula un nouveau patin. Elle pensa: «II y a une minute, j'étais sur le point de me jeter dans le vide, et maintenant je suis dans les bras de l'homme de ma vie, que je n'avais plus vu depuis sept ans, que je croyais ne plus jamais revoir. Je décide de remettre ma mort à une date ultérieure.»
Plectrude découvrit une chose surprenante: on pouvait être heureux à l'âge adulte.
– Je vais te montrer où j'habite, dit-il en l'emmenant.
– Que tu es rapide!
– J'ai perdu sept ans. Ça m'a suffi.
Si Mathieu Saladin avait pu se douter du nombre d'engueulades que cet aveu allait lui valoir, il l'eût bouclée. Combien de fois Plectrude ne lui cria-t-elle pas:
,-Et dire que tu m'as laissée attendre sept ans! Et dire que tu m'a laissée souffrir!
A quoi Mathieu protestait:
– Toi aussi, tu m'as laissé! Pourquoi ne m'avais-tu pas dit que tu m'aimais, à douze ans?
– C'est le rôle du garçon! coupait Plectrude, péremptoire.
Un jour, comme Plectrude entamait le couplet du déjà célèbre «et dire que tu m'as laissée attendre sept ans!», Mathieu y coupa court par une révélation:
– Tu n'es pas la seule à avoir été à l'hôpital. De douze à dix-huit ans, j'ai été hospitalisé six fois.
– Monsieur s'est trouvé une nouvelle excuse? Et pour quels bobos te soignait-on?
– Pour être plus complet, sache que, de un à dix-huit ans, j'ai été hospitalisé dix-huit fois. Elle fronça les sourcils.
– C'est une longue histoire, commença-t-il.
A l'âge d'un an, Mathieu Saladin était mort.
Le bébé Mathieu Saladin marchait à quatre pattes dans le salon de ses parents, explorant l'univers passionnant des pieds de fauteuil et des dessous de table. Dans une prise de courant, il y avait une rallonge qui ne donnait sur rien. Le bébé s'intéressa à cette ficelle qui s'achevait sur un demi-bulbe des plus saisissants: il le mit dans sa bouche et saliva. Il reçut une décharge qui le tua.
Le père de Mathieu ne put accepter cette sentence électrique. Il conduisit le bébé chez le meilleur médecin de la planète dans l'heure qui suivit. Personne ne sut ce qui se passa, mais il rendit la vie au petit corps.
Encore fallait-il lui rendre une bouche: Mathieu Saladin n'avait plus rien qui correspondît à cette appellation: ni lèvres, ni palais. Le médecin l'envoya chez le meilleur chirurgien de l'univers qui préleva ici un peu de cartilage, là un peu de peau, et qui, au terme d'un minutieux patchwork, reconstitua, sinon une bouche, au moins sa structure.
– C'est tout ce que je peux faire cette année, conclut-il. Revenez l'an prochain.
Chaque année, il réopérait Mathieu Saladin et rajoutait quelque chose. Puis, il terminait par les deux phrases devenues rituelles. Ce fut le sujet de plaisanteries de l'enfance et de l'adolescence du miraculé: – Et si tu es bien sage, l'an prochain, on te fera une luette (une arrière-bouche, une membrane vélaire, une courbure palatale, une gin-givo-plastie, etc.).
Plectrude l'écouta, au sommet de l'extase.
– C'est pour ça que tu as cette sublime cicatrice à la moustache!
– Sublime?
– Il n'y a rien de plus beau!
Ils étaient vraiment destinés l'un à l'autre, ces deux êtres qui chacun, de manière si différente, au cours de la première année de leur existence, avait côtoyé la mort de beaucoup trop près.
Les fées, décidément trop nombreuses, qui avaient accablé la jeune fille d'épreuves à la mesure des grâces dont elles l'avaient parée, lui envoyèrent alors la pire des plaies d'Egypte: une plaie de Belgique.
Quelques années avaient passé. Vivre le parfait amour avec Mathieu Saladin, musicien de son état, avait donné à Plectrude le courage de devenir chanteuse, sous un pseudonyme qui était un nom de dictionnaire et qui convenait ainsi à la dimension encyclopédique des souffrances qu'elle avait connues: Robert.
Il est régulier que les plus grands malheurs prennent d'abord le visage de l'amitié: Plectrude rencontra Amélie Nothomb et vit en elle l'amie, la sœur dont elle avait tant besoin.
Plectrude lui raconta sa vie. Amélie écouta avec effarement ce destin d'Atride. Elle lui demanda si tant de tentatives de meurtre sur sa personne ne lui avaient pas donné le désir de tuer, en vertu de cette loi qui fait des victimes les meilleurs des bourreaux.
– Votre père a été assassiné par votre mère quand elle était enceinte de vous, au huitième mois de sa grossesse. On a la certitude que vous étiez éveillée, puisque vous aviez le hoquet. Donc, vous êtes témoin!
– Mais je n'ai rien vu!
– Vous avez forcément perçu quelque chose. Vous êtes un témoin d'un genre très spécial: un témoin in utero. Il paraît que, dans le ventre de leur rnère, les bébés entendent la musique et savent si leurs parents font l'amour. Votre mère a vidé le chargeur sur votre père, dans un état de violence extrême: vous avez dû le ressentir, d'une manière ou d'une autre.
– Où voulez-vous en venir?
– Vous êtes imprégnée de ce meurtre. Ne parlons même pas des tentatives d'assassinat métaphoriques que vous avez subies et que vous vous êtes imposées par la suite. Comment pourriez-vous ne pas devenir meurtrière?
Plectrude, qui n'y avait jamais songé, ne put dès lors qu'y penser. Et comme il y a une forme de justice, elle assouvit son désir d'assassinat sur celle qui le lui avait suggéré. Elle prit le fusil qui ne la quittait pas et qui lui était utile quand elle allait voir ses producteurs et tira sur la tempe d'Amélie.
«C'est tout ce que j'ai trouvé pour l'empêcher d'élucubrer», expliqua-t-elle à son mari, compréhensif.
Plectrude et Mathieu, qui avaient en commun d'avoir souvent traversé le fleuve des Enfers, regardèrent le macchabée avec une larme au coin des yeux. Cela renforça encore la connivence de ce couple très émouvant.
Dès lors, leur vie devint, à une syllabe près, une pièce d'Ionesco: «Amélie ou comment s'en débarrasser». C'était un cadavre bien encombrant.
L'assassinat a ceci de comparable avec l'acte sexuel qu'il est souvent suivi de la même question: que faire du corps? Dans le cas de l'acte sexuel, on peut se contenter de partir. Le meurtre ne permet pas cette facilité. C'est aussi pour cette raison qu'il constitue un lien beaucoup plus fort entre les êtres.
A l'heure qu'il est, Plectrude et Mathieu n'ont toujours pas trouvé la solution.